Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Éloge de Vincent de Gournay

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Œuvres de Turgot, Texte établi par Eugène DaireGuillaumintome I (p. 262-291).


ÉLOGE DE GOURNAY.


LETTRE DE TURGOT À MARMONTEL.
À Paris, ce 22 juillet 1759.

Je n’ai point oublié, monsieur, la note que je vous ai promise sur feu M. de Gournay. J’avais même compté vous la remettre lundi dernier chez Mme Geoffrin ; mais ne vous ayant point trouvé et ne vous croyant pas d’ailleurs très-pressé, je l’ai rapportée chez moi, dans l’idée que j’aurais peut-être le temps d’achever l’ébauche de l’éloge que je voudrais faire de cet excellent citoyen.

Puisque vous n’avez pas le temps d’attendre, je vous en envoie les traits principaux, esquissés trop à la hâte, mais qui pourront vous aider à le peindre, et que vous emploierez sûrement d’une manière beaucoup plus avantageuse pour sa gloire que je n’aurais pu le faire.

Vous connaissez mon attachement.


Jean-Claude-Marie Vincent, seigneur de Gournay, conseiller honoraire au grand conseil, intendant honoraire du commerce, est mort à Paris le 27 juin dernier (1759), âge de quarante-sept ans.

Il était né à Saint-Malo, au mois de mai 1712, de Claude Vincent, l’un des plus considérables négociants de cette ville, et secrétaire du roi.

Ses parents le destinèrent au commerce et l’envoyèrent à Cadix en 1729, à peine âgé de dix-sept ans.

Abandonné de si bonne heure à sa propre conduite, il sut se garantir des écueils et de la dissipation trop ordinaires à cet âge, et pendant tout le temps qu’il habita Cadix, sa vie fut partagée entre l’étude, les travaux de son état, les relations sans nombre qu’exigeait son commerce et celles que son mérite personnel ne tarda pas à lui procurer.

Son active application lui fit trouver le temps d’enrichir son esprit d’une foule de connaissances utiles, et de ne pas même négliger celles de pur agrément ; mais ce fut surtout à la science du commerce qu’ils s’attacha et vers elle qu’il dirigea toute la vigueur de son esprit. — Comparer entre elles les productions de la nature et des arts dans les différents climats ; connaître la valeur de ces différentes productions, ou en d’autres termes leur rapport avec les besoins et les richesses des nationaux et des étrangers ; les frais de transport variés suivant la nature des denrées et la diversité des routes, les impôts multipliés auxquels elles sont assujetties, etc., etc. ; en un mot embrasser dans toute son étendue et suivre dans ses révolutions continuelles l’état des productions naturelles, de l’industrie, de la population, des richesses, des finances, des besoins et des caprices mêmes de la mode chez toutes les nations que le commerce réunit, pour appuyer sur l’étude approfondie de tous ces détails des spéculations lucratives, c’est s’occuper de la science du négoce en négociant, ce n’est encore qu’une partie de la science du commerce. Mais découvrir les causes et les effets de cette multitude de révolutions et de leurs variations continuelles ; remonter aux ressorts simples dont l’action, toujours combinée et quelquefois déguisée par les circonstances locales, dirige toutes les opérations du commerce ; reconnaître ces lois uniques et primitives, fondées sur la nature même, par lesquelles toutes les valeurs existant dans le commerce se balancent entre elles et se fixent à une valeur déterminée, comme les corps abandonnés à leur propre pesanteur s’arrangent d’eux-mêmes suivant l’ordre de leur gravité spécifique ; saisir ces rapports compliqués par lesquels le commerce s’enchaîne avec toutes les branches de l’économie politique ; apercevoir la dépendance réciproque du commerce et de l’agriculture, l’influence de l’un et de l’autre sur les richesses, sur la population et sur la force des États, leur liaison intime avec les lois et les mœurs et toutes les opérations du gouvernement, surtout avec la dispensation des finances ; peser les secours que le commerce reçoit de la marine militaire et ceux qu’il lui rend, les changements qu’il produit dans les intérêts respectifs des États et le poids qu’il met dans la balance politique ; enfin démêler, dans les hasards des événements et dans les principes d’administration adoptés par les différentes nations de l’Europe, les véritables causes de leurs progrès ou de leur décadence dans le commerce, c’est l’envisager en philosophe et en homme d’État.

Si la situation actuelle où se trouvait M. Vincent le déterminait à s’occuper de la science du commerce sous le premier de ces deux points de vue, l’étendue et la pénétration de son esprit ne lui permettaient pas de s’y borner.

Aux lumières qu’il tirait de sa propre expérience et de ses réflexions, il joignit la lecture des meilleurs ouvrages que possèdent sur cette matière les différentes nations de l’Europe et en particulier la nation anglaise, la plus riche de toutes en ce genre, et dont il s’était rendu pour cette raison la langue familière. — Les ouvrages qu’il lut avec plus de plaisir et dont il goûta le plus la doctrine, furent les Traités du fameux Josias Child, qu’il a traduits depuis en français, et les Mémoires du grand-pensionnaire Jean de Witt. On sait que ces deux grands hommes sont considérés, l’un en Angleterre, l’autre en Hollande, comme les législateurs du commerce ; que leurs principes sont devenus les principes nationaux, et que l’observation de ces principes est regardée comme une des sources de la prodigieuse supériorité que ces deux nations ont acquise dans le commerce sur toutes les autres puissances. M. Vincent trouvait sans cesse dans la pratique d’un commerce étendu la vérification de ces principes simples et lumineux ; il se les rendait propres sans prévoir qu’il était destiné à en répandre un jour la lumière en France, et à mériter de sa patrie le même tribut de reconnaissance que l’Angleterre et la Hollande rendent à la mémoire de ces deux bienfaiteurs de leur nation et de l’humanité. Les talents et les connaissances de M. Vincent, joints à la plus parfaite probité, lui assurèrent l’estime et la confiance de cette foule de négociants que le commerce rassemble à Cadix de toutes les parties de l’Europe, en même temps que l’aménité de ses mœurs lui conciliait leur amitié. Il y jouit bientôt d’une considération au-dessus de son âge, dont les naturels du pays, ses propres compatriotes et les étrangers s’empressaient également de lui donner des marques.

Pendant son séjour à Cadix il avait fait plusieurs voyages soit à la cour d’Espagne, soit dans les différentes provinces de ce royaume.

En 1744, quelques entreprises de commerce, qui devaient être concertées avec le gouvernement, le ramenèrent en France et le mirent en relation avec M. le comte de Maurepas, alors ministre de la marine, qui pénétra bientôt tout ce qu’il valait.

M. Vincent, après avoir quitté l’Espagne, prit la résolution d’employer quelques années à voyager dans les différentes parties de l’Europe, soit pour augmenter ses connaissances, soit pour étendre ses correspondances et former des liaisons avantageuses pour le commerce qu’il se proposait de continuer. Il voyagea à Hambourg ; il parcourut la Hollande et l’Angleterre. Partout il faisait des observations et rassemblait des mémoires sur l’état du commerce et de la marine, et sur les principes d’administration adoptés par ces différentes nations relativement à ces grands objets. Il entretenait pendant ses voyages une correspondance suivie avec M. de Maurepas, auquel il faisait part des lumières qu’il recueillait. Partout il se faisait connaître avec avantage, il s’attirait la bienveillance des négociants les plus considérables, des hommes les plus distingués en tout genre de mérite, des ministres des puissances étrangères qui résidaient dans les lieux qu’il parcourait. La cour de Vienne et celle de Berlin voulurent l’une et l’autre se l’attacher, et lui firent faire des propositions très-séduisantes, qu’il refusa. — Il n’avait d’autre vue que de continuer le commerce, et de retourner en Espagne après avoir vu encore l’Allemagne et l’Italie, lorsqu’un événement imprévu interrompit ses projets et le rendit à sa patrie.

M. Jametz de Villebarre, son associé et son ami, mourut en 1746, et, se trouvant sans enfants, le fit son légataire universel. M. Vincent était en Angleterre lorsqu’il reçut cette nouvelle ; il revint en France. L’état de sa fortune suffisait à des désirs modérés : il crut devoir se fixer dans sa patrie, et quitta le commerce en 1748. Il prit alors le nom de la terre de Gournay, qui faisait partie du legs universel qu’il avait reçu de M. de Villebarre. Le ministre sentit de quelle utilité les connaissances qu’il avait sur le commerce pourraient être pour l’administration de cette partie importante. La cour avait eu dessein de l’envoyer aux conférences qui se tenaient à Bréda pour parvenir à la paix générale, à peu près comme M. Ménager l’avait été en 1711, aux conférences qui avaient précédé le traité d’Utrecht, pour discuter nos intérêts relativement aux affaires du commerce. Les changements arrivés dans les conférences ne permirent pas que ce projet sage fut mis à exécution ; mais M. de Maurepas conserva le désir de rendre les talents de M. de Gournay utiles au gouvernement : il lui conseilla de porter ses vues du côté d’une place d’intendant du commerce, et d’entrer en attendant dans une cour souveraine. En conséquence, M. de Gournay acheta en 1749 une charge de conseiller au grand conseil ; et une place d’intendant du commerce étant venue à vaquer au commencement de 1751, M. de Machault, à qui le mérite de M. de Gournay était aussi très-connu, la lui fit donner. C’est de ce moment que la vie de M. de Gournay devint celle d’un homme public : son entrée au bureau du commerce parut être l’époque d’une révolution. M. de Gournay, dans une pratique de vingt ans du commerce le plus étendu et le plus varié, dans la fréquentation des plus habiles négociants de Hollande et d’Angleterre, dans la lecture des auteurs les plus estimés de ces deux nations, dans l’observation attentive des causes de leur étonnante prospérité, s’était fait des principes qui parurent nouveaux à quelques-uns des magistrats qui composaient le bureau du commerce. — M. de Gournay pensait que tout homme qui travaille mérite la reconnaissance du public. Il fut étonné de voir qu’un citoyen ne pouvait rien fabriquer ni rien vendre sans en avoir acheté le droit en se faisant recevoir à grands frais dans une communauté, et qu’après l’avoir acheté, il fallait encore quelquefois soutenir un procès pour savoir si, en entrant dans telle ou telle communauté, on avait acquis le droit de vendre ou de faire précisément telle ou telle chose. Il pensait qu’un ouvrier qui avait fabriqué une pièce d’étoffe avait ajouté à la masse des richesses de l’État une richesse réelle[1] que si cette étoffe était intérieure à d’autres, il se trouverait parmi la multitude des consommateurs quelqu’un à qui cette infériorité même conviendrait mieux qu’une perfection plus coûteuse. Il était bien loin d’imaginer que cette pièce d’étoffe, faute d’être conforme à certains règlements, dût être coupée de trois aunes en trois aunes, et le malheureux qui l’avait faite condamné à une amende capable de réduire toute une famille à la mendicité, et qu’il fallût qu’un ouvrier en faisant une pièce d’étoffe s’exposât à des risques et des frais dont l’homme oisif était exempt ; il ne croyait pas utile qu’une pièce d’étoffe fabriquée entraînât un procès et une discussion pénible pour savoir si elle était conforme à un règlement long et souvent difficile à entendre, ni que cette discussion dût se faire entre un fabricant qui ne sait pas lire et un inspecteur qui ne sait pas fabriquer, ni que cet inspecteur fût cependant le juge souverain de la fortune de ce malheureux, etc.

M. de Gournay n’avait pas imaginé non plus que, dans un royaume où l’ordre des successions n’a été établi que par la coutume, et où l’application de la peine de mort à plusieurs crimes est encore abandonnée à la jurisprudence, le gouvernement eût daigné régler par des lois expresses la longueur et la largeur de chaque pièce d’étoffe, le nombre des fils dont elle doit être composée, et consacrer par le sceau de la puissance législative quatre volumes in-quarto remplis de ces détails importants ; et en outre des statuts sans nombre dictés par l’esprit de monopole, dont tout l’objet est de décourager l’industrie, de concentrer le commerce dans un petit nombre de mains par la multiplication des formalités et des frais, par l’assujettissement à des apprentissages et des compagnonnages de dix ans, pour des métiers qu’on peut savoir en dix jours ; par l’exclusion de ceux qui ne sont pas fils de maîtres, de ceux qui sont nés hors de certaines limites, par la défense d’employer les femmes à la fabrication des étoffes, etc., etc.

Il n’avait pas imaginé que dans un royaume soumis au même prince, toutes les villes se regarderaient mutuellement comme ennemies, s’arrogeraient le droit d’interdire le travail dans leur enceinte à des Français désignés sous le nom d’étrangers, de s’opposer à la vente et au passage libre des denrées d’une province voisine, de combattre ainsi, pour un intérêt léger, l’intérêt général de l’État, etc., etc.

Il n’était pas moins étonné de voir le gouvernement s’occuper de régler le cours de chaque denrée, proscrire un genre d’industrie pour en faire fleurir un autre, assujettir à des gênes particulières la vente des provisions les plus nécessaires à la vie, défendre de faire des magasins d’une denrée dont la récolte varie tous les ans et dont la consommation est toujours à peu près égale ; défendre la sortie d’une denrée sujette à tomber dans l’avilissement, et croire s’assurer l’abondance du blé en rendant la condition du laboureur plus incertaine et plus malheureuse que celle de tous les autres citoyens, etc.[2].

M. de Gournay n’ignorait pas que plusieurs des abus auxquels il s’opposait avaient été autrefois établis dans une grande partie de l’Europe, et qu’il en restait même encore des vestiges en Angleterre ; mais il savait aussi que le gouvernement anglais en avait détruit une partie ; que s’il en restait encore quelques-uns, bien loin de les adopter comme des établissements utiles, il cherchait à les restreindre, à les empêcher de s’étendre, et ne les tolérait encore que parce que la constitution républicaine met quelquefois des obstacles à la réformation de certains abus, lorsque ces abus ne peuvent être corrigés que par une autorité dont l’exercice le plus avantageux au peuple excite toujours sa défiance. Il savait enfin que depuis un siècle toutes les personnes éclairées, soit en Hollande, soit en Angleterre, regardaient ces abus comme des restes de la barbarie gothique et de la faiblesse de tous les gouvernements, qui n’avaient ni connu l’importance de la liberté publique, ni su la protéger des invasions de l’esprit monopoleur et de l’intérêt particulier.

M. de Gournay avait fait et vu faire pendant vingt ans le plus grand commerce de l’univers, sans avoir eu occasion d’apprendre autrement que par les livres l’existence de toutes ces lois auxquelles il voyait attacher tant d’importance, et il ne croyait point alors qu’on le prendrait pour un novateur et un homme à systèmes, lorsqu’il ne ferait que développer les principes que l’expérience lui avait enseignés, et qu’il voyait universellement reconnus par les négociants les plus éclairés avec lesquels il vivait.

Ces principes, qu’on qualifiait de système nouveau, ne lui paraissaient que les maximes du plus simple bon sens. Tout ce prétendu système était appuyé sur cette maxime, qu’en général tout homme connaît mieux son propre intérêt, qu’un autre homme à qui cet intérêt est entièrement indifférent.

De là, M. de Gournay concluait que lorsque l’intérêt des particuliers est précisément le même que l’intérêt général, ce qu’on peut faire de mieux est de laisser chaque homme libre de faire ce qu’il veut. Or, il trouvait impossible que dans le commerce abandonné à lui-même l’intérêt particulier ne concourût pas avec l’intérêt général[3].

Le commerce ne peut être relatif à l’intérêt général, ou, ce qui est la même chose, l’État ne peut s’intéresser au commerce que sous deux points de vue. Comme protecteur des particuliers qui le composent, il est intéressé à ce que personne ne puisse faire à un autre un tort considérable, et dont celui-ci ne puisse se garantir. Comme formant un corps politique obligé à se défendre contre les invasions extérieures, et à employer de grandes sommes dans des améliorations intérieures, il est intéressé à ce que la masse des richesses de l’État, et des productions annuelles de la terre et de l’industrie, soit la plus grande qu’il est possible. Sous l’un et l’autre de ces points de vue, il est encore intéressé à ce qu’il n’arrive pas dans la valeur des denrées de ces secousses subites qui, en plongeant le peuple dans les horreurs de la disette, peuvent troubler la tranquillité publique et la sécurité des citoyens et des magistrats. Or, il est clair que l’intérêt de tous les particuliers, dégagé de toute gêne, remplit nécessairement toutes ces vues d’utilité générale.

1o Quant au premier objet, qui consiste à ce que les particuliers ne puissent se nuire les uns aux autres, il suffit évidemment que le gouvernement protège toujours la liberté naturelle que l’acheteur a d’acheter et le vendeur de vendre. Car l’acheteur étant toujours maître d’acheter ou de ne pas acheter, il est certain qu’il choisira entre les vendeurs celui qui lui donnera au meilleur marché la marchandise qui lui convient le mieux. Il ne l’est pas moins que chaque vendeur, ayant l’intérêt le plus capital à mériter la préférence sur ses concurrents, vendra en général la meilleure marchandise, et au plus bas prix qu’il pourra, pour s’attirer les pratiques. Il n’est donc pas vrai que le marchand ait intérêt de tromper, à moins qu’il n’ait un privilège exclusif.

Mais, si le gouvernement limite le nombre des vendeurs par des privilèges exclusifs ou autrement, il est certain que le consommateur sera lésé, et que le vendeur, assuré du débit, le forcera d’acheter chèrement de mauvaises marchandises.

Si, au contraire, c’est le nombre des acheteurs qui est diminué par l’exclusion des étrangers ou de certaines personnes, alors le vendeur est lésé ; et si la lésion est portée à un point que le prix ne le dédommage pas avec avantage de ses frais et de ses risques, il cessera de produire la denrée en aussi grande abondance, et la disette s’ensuivra.

La liberté générale d’acheter et de vendre est donc le seul moyen d’assurer, d’un côté, au vendeur, un prix capable d’encourager la production ; de l’autre, au consommateur, la meilleure marchandise au plus bas prix. Ce n’est pas que, dans des cas particuliers, il ne puisse y avoir un marchand fripon et un consommateur dupe ; mais le consommateur trompé s’instruira, et cessera de s’adresser au marchand fripon ; celui-ci sera décrédité et puni par là de sa fraude ; et cela n’arrivera jamais fréquemment, parce qu’en général les hommes seront toujours éclairés sur un intérêt évident et prochain[4]. Vouloir que le gouvernement soit obligé d’empêcher qu’une pareille fraude n’arrive jamais, c’est vouloir l’obliger de fournir des bourrelets à tous les enfants qui pourraient tomber. Prétendre réussir à prévenir par des règlements toutes les malversations possibles en ce genre, c’est sacrifier à une perfection chimérique tous les progrès de l’industrie ; c’est resserrer l’imagination des artistes dans les limites étroites de ce qui se fait ; c’est leur interdire toutes les tentatives nouvelles ; c’est renoncer même à l’espérance de concourir avec les étrangers dans la fabrication des étoffes nouvelles qu’ils inventent journellement, puisque n’étant point conformes aux règlements, les ouvriers ne peuvent les imiter qu’après en avoir obtenu la permission du gouvernement, c’est-à-dire, souvent, lorsque les fabriques étrangères, après avoir profité du premier empressement des consommateurs pour cette nouveauté, l’ont déjà remplacée par une autre. C’est oublier que l’exécution de ces règlements est toujours confiée à des hommes qui peuvent avoir d’autant plus d’intérêt à frauder ou à concourir à la fraude, que celle qu’ils commettraient serait couverte en quelque sorte par le sceau de l’autorité publique et par la confiance qu’elle inspire au consommateur. C’est oublier aussi que ces règlements, ces inspecteurs, ces bureaux de marque et de visite entraînent toujours des frais ; que ces frais sont toujours prélevés sur la marchandise, et par conséquent surchargent le consommateur national, éloignent le consommateur étranger ; qu’ainsi par une injustice palpable on fait porter au commerce, et par conséquent à la nation, un impôt onéreux pour dispenser un petit nombre d’oisifs de s’instruire ou de consulter afin de n’être pas trompés ; que c’est, en supposant tous les consommateurs dupes et tous les marchands et fabricants fripons, les autoriser à l’être, et avilir toute la partie laborieuse de la nation.

Quant au second objet du gouvernement, qui consiste à procurer à la nation la plus grande masse possible de richesses, n’est-il pas évident que l’État n’ayant de richesses réelles que les produits annuels de ses terres et de l’industrie de ses habitants[5], sa richesse sera la plus grande possible quand le produit de chaque arpent de terre et de l’industrie de chaque individu sera porté au plus haut point possible ? Et que le propriétaire de chaque terre a plus d’intérêt que personne à en tirer le plus grand revenu possible ? Que chaque individu a le même intérêt à gagner avec ses bras le plus d’argent qu’il peut ? — Il n’est pas moins évident que l’emploi de la terre ou de l’industrie qui procurera le plus de revenu à chaque propriétaire ou à chaque habitant sera toujours l’emploi le plus avantageux à l’État, parce que la somme que l’État peut employer annuellement à ses besoins est toujours une partie aliquote de la somme des revenus qui sont annuellement produits dans l’État, et que la somme de ces revenus est composée du revenu net de chaque terre, et du produit de l’industrie de chaque particulier. — Si donc, au lieu de s’en rapporter là-dessus à l’intérêt particulier, le gouvernement s’ingère de prescrire à chacun ce qu’il doit faire, il est clair que tout ce que les particuliers perdront de bénéfices par la gêne qui leur sera imposée, sera autant de retranché à la somme du revenu net produit dans l’État chaque année.

S’imaginer qu’il y a des denrées que l’État doit s’attacher à faire produire à la terre plutôt que d’autres ; qu’il doit établir certaines manufactures plutôt que d’autres ; et en conséquence prohiber certaines productions, en commander d’autres, interdire certains genres d’industrie dans la crainte de nuire à d’autres genres d’industrie ; prétendre soutenir les manufactures aux dépens de l’agriculture, en tenant de force le prix des vivres au-dessous de ce qu’il serait naturellement ; établir certaines manufactures aux dépens du trésor public ; accumuler sur elles les privilèges, les grâces, les exclusions de toute autre manufacture de même genre dans la vue de procurer aux entrepreneurs un gain qu’on s’imagine que le débit de leurs ouvrages ne produirait pas naturellement : c’est se méprendre grossièrement sur les vrais avantages du commerce ; c’est oublier que, nulle opération de commerce ne pouvant être que réciproque, vouloir tout vendre aux étrangers et ne rien acheter d’eux, est absurde[6].

On ne gagne à produire une denrée plutôt qu’une autre qu’autant que cette denrée rapporte, tous frais déduits, plus d’argent à celui qui la fait produire à sa terre ou qui la fabrique ; ainsi, la valeur vénale de chaque denrée, tous frais déduits, est la seule règle pour juger de l’avantage que retire l’État d’une certaine espèce de productions ; par conséquent, toute manufacture dont la valeur vénale ne dédommage pas avec profit des frais qu’elle exige, n’est d’aucun avantage, et les sommes employées à la soutenir malgré le cours naturel du commerce sont un impôt mis sur la nation en pure perte[7].

Il est inutile de prouver que chaque particulier est le seul juge compétent de cet emploi le plus avantageux de sa terre et de ses bras. Il a seul les connaissances locales sans lesquelles l’homme le plus éclairé n’en raisonne qu’à l’aveugle. Il a seul une expérience d’autant plus sûre qu’elle est bornée à un seul objet. Il s’instruit par des essais réitérés, par ses succès, par ses pertes, et acquiert un tact dont la finesse, aiguisée par le sentiment du besoin, passe de bien loin toute la théorie du spéculateur indifférent.

Si l’on objecte qu’indépendamment de la valeur vénale, l’État peut avoir encore un intérêt d’être le moins qu’il est possible dans la dépendance des autres nations pour les denrées de première nécessité : 1o on prouvera seulement que la liberté de l’industrie et la liberté du commerce des productions de la terre étant l’une et l’autre très-précieuses, la liberté du commerce des productions de la terre est encore plus essentielle ; 2o il sera toujours vrai que la plus grande richesse et la plus grande population donneront à l’État en question le moyen d’assurer son indépendance d’une manière bien plus solide. — Au reste, cet article est de pure spéculation ; un grand État produit toujours de tout, et à l’égard d’un petit, une mauvaise récolte ferait bientôt écrouler ce beau système d’indépendance.

Quant au troisième objet, qui peut intéresser l’État à double titre, et comme protecteur des particuliers auxquels il doit faciliter les moyens de se procurer par le travail une subsistance aisée, et comme corps politique intéressé à prévenir les troubles intérieurs que la disette pourrait occasionner, cette matière a été si clairement développée dans l’ouvrage de M. Herbert, et dans l’article Grains, de M. Quesnay, que je m’abstiens d’en parler ici, M. Marmontel connaissant à fond ces deux ouvrages,

Il suit de cette discussion que, sous tous les points de vue par lesquels le commerce peut intéresser l’État, l’intérêt particulier abandonné à lui-même produira toujours plus sûrement le bien général que les opérations du gouvernement, toujours fautives et nécessairement dirigées par une théorie vague et incertaine[8].

M. de Gournay en concluait que le seul but que dût se proposer l’administration était, 1o de rendre à toutes les branches du commerce cette liberté précieuse que les préjugés des siècles d’ignorance, la facilité du gouvernement à se prêter à des intérêts particuliers, le désir d’une perfection mal entendue, leur ont fait perdre ; 2o de faciliter le travail à tous les membres de l’État, afin d’exciter la plus grande concurrence dans la vente, d’où résulteront nécessairement la plus grande perfection dans la fabrication et le prix le plus avantageux à l’acheteur ; 3o de donner en même temps à celui-ci le plus grand nombre de concurrents possibles, en ouvrant au vendeur tous les débouchés de sa denrée, seul moyen d’assurer au travail sa récompense, et de perpétuer la production, qui n’a d’autre objet que cette récompense.

L’administration doit se proposer en outre d’écarter les obstacles qui retardent les progrès de l’industrie en diminuant l’étendue ou la certitude de ses profits. M. de Gournay mettait à la tête de ces obstacles le haut intérêt de l’argent, qui, offrant à tous les possesseurs de capitaux la facilité de vivre sans travailler, encourage le luxe et l’oisiveté, retire du commerce et rend stériles pour l’État les richesses et l’industrie d’une foule de citoyens ; qui exclut la nation de toutes les branches de commerce dont le produit n’est pas d’un ou deux pour cent au-dessus du taux actuel de l’intérêt ; qui, par conséquent, donne aux étrangers le privilège exclusif de toutes ces branches de commerce, et la facilité d’obtenir sur nous la préférence dans presque tous les autres pays, en baissant les prix plus que nous ne pouvons faire ; qui donne aux habitants de nos colonies un intérêt puissant de faire la contrebande avec l’étranger, et par là diminue l’affection naturelle qu’ils doivent avoir pour la métropole ; qui seul assurerait aux Hollandais et aux villes anséatiques le commerce de cabotage dans toute l’Europe et sur nos propres côtes ; qui nous rend annuellement tributaires des étrangers par les gros intérêts que nous leur payons des fonds qu’ils nous prêtent ; qui enfin condamnent à rester incultes toutes les terres dont les frais de défrichement ne rapporteraient pas plus de 5 pour 100, puisque avec le même capital on peut, sans travail, se procurer le même revenu. — Mais il croyait aussi que le commerce des capitaux, dont le prix est l’intérêt de l’argent, ne peut être amené à régler ce prix équitablement, avec toute l’économie nécessaire, que, comme tous les autres commerces, par la concurrence et la liberté réciproque, et que le gouvernement ne saurait y influer utilement qu’en s’abstenant, d’une part, de prononcer des lois dans les cas où les conventions peuvent y suppléer ; et, d’une autre part, en évitant de grossir le nombre des débiteurs et des demandeurs de capitaux, soit en empruntant lui-même, soit en ne payant pas avec exactitude[9].

Un autre genre d’obstacles aux progrès de l’industrie dont M. de Gournay pensait qu’il était essentiel de la délivrer au plus tôt, était cette multitude de taxes que la nécessité de subvenir aux besoins de l’État a fait imposer sur tous les genres de travail, et que les embarras de la perception rendent quelquefois encore plus onéreuses que la taxe elle-même ; l’arbitraire de la taille, la multiplicité des droits sur chaque espèce de marchandises, la variété des tarifs, l’inégalité de ces droits dans les différentes provinces, les bureaux sans nombre établis aux frontières de ces provinces, la multiplication des visites, l’importunité des recherches nécessaires pour aller au-devant des fraudes, la nécessité de s’en rapporter, pour constater ces fraudes, au témoignage solitaire d’hommes intéressés et d’un état avili ; les contestations interminables, si funestes au commerce, qu’il n’est presque pas de négociant qui ne préfère, en ce genre, un accommodement désavantageux au procès le plus évidemment juste ; enfin l’obscurité et le mystère impénétrable résultant de cette multiplicité de droits locaux et de lois publiées en différents temps, obscurité dont l’abus est toujours en faveur de la finance contre le commerce ; les droits excessifs, les maux de la contrebande, la perte d’une foule de citoyens qu’elle entraîne, etc., etc., etc.

La finance est nécessaire, puisque l’État a besoin de revenus ; mais l’agriculture et le commerce sont, ou plutôt l’agriculture animée par le commerce est la source de ces revenus[10]. Il ne faut donc pas que la finance nuise au commerce, puisqu’elle se nuirait à elle-même. Ces deux intérêts sont donc essentiellement unis, et s’ils ont paru opposés, c’est peut-être parce qu’on a confondu l’intérêt de la finance par rapport au roi et à l’État, qui ne meurent point, avec l’intérêt des financiers, qui, n’étant chargés de la perception que pour un certain temps, aiment mieux grossir les revenus du moment que conserver le fonds qui les produit. — Ajoutons la manière incertaine et fortuite dont s’est formée cette hydre de droits de toute espèce, la réunion successive d’une foule de fiefs et de souverainetés, et la conservation des impôts dont jouissait chaque souverain particulier, sans que les besoins urgents du royaume aient jamais laissé le loisir de refondre ce chaos et d’établir un droit uniforme ; enfin la facilité que la finance a eue dans tous les temps de faire entendre sa voix au préjudice du commerce.

La finance forme un corps d’hommes accrédités, et d’autant plus accrédités, que les besoins de l’État sont plus pressants, toujours occupés d’un seul objet, sans distraction et sans négligence, vivant dans la capitale et dans une relation perpétuelle avec le gouvernement. Les négociants, au contraire, occupés chacun d’un objet particulière, dispersés dans les provinces, inconnus et sans protection, sans aucun point de réunion, ne peuvent à chaque occasion particulière élever qu’une voix faible et solitaire, trop sûrement étouffée et par la multitude des voix de leurs adversaires et par leur crédit, et par la facilité qu’ils ont d’employer à la défense de leurs intérêts des plumes exercées. — Si le négociant consent à abandonner le soin de ses affaires pour soutenir une contestation plutôt que de céder, il risque beaucoup de succomber ; et lors même qu’il triomphe, il reste toujours à la merci d’un corps puissant qui a, dans la rigueur des lois qu’il a suggérées au ministère, un moyen facile d’écraser le négociant ; car (et ceci n’est pas un des moindres abus) il existe plusieurs lois de ce genre impossibles dans l’exécution, et qui ne servent aux fermiers qu’à s’assurer de la soumission des particuliers par la menace d’en faire tomber sur eux l’application rigoureuse.

M. de Gournay pensait que le bureau du commerce était bien moins utile pour conduire le commerce, qui doit aller tout seul, que pour le défendre contre les entreprises de la finance. Il aurait souhaité que les besoins de l’État eussent permis de libérer le commerce de toutes sortes de droits. Il croyait qu’une nation, assez heureuse pour être parvenue à ce point, attirerait nécessairement à elle la plus grande partie du commerce de l’Europe ; il pensait que tous les impôts, de quelque genre qu’ils soient, sont, en dernière analyse, toujours payés par le propriétaire, qui vend d’autant moins les produits de sa terre, et que si tous les impôts étaient répartis sur les fonds, les propriétaires et le royaume y gagneraient tout ce qu’absorbent les frais de régie, toute la consommation ou l’emploi stérile des hommes perdus, soit à percevoir les impôts, soit à faire la contrebande, soit à l’empêcher, sans compter la prodigieuse augmentation des richesses et des valeurs résultant de l’augmentation du commerce[11].

Il est aussi quelques obstacles aux progrès de l’industrie, qui viennent de nos mœurs, de nos préjugés, de quelques-unes de nos lois civiles ; mais les deux plus funestes sont ceux dont j’ai parlé, et les autres entraîneraient trop de détails. — Au reste, M. de Gournay ne prétendait pas tellement borner les soins de l’administration, en matière de commerce, à celui d’en maintenir la liberté et d’écarter les obstacles qui s’opposent aux progrès de l’industrie, qu’il ne fut très-convaincu de l’utilité des encouragements à donner à l’industrie, soit en récompensant les auteurs des découvertes utiles, soit en excitant l’émulation des artistes pour la perfection, par des prix et des gratifications. Il savait que lors même que l’industrie jouit de la plus grande liberté, ces moyens sont souvent utiles pour hâter sa marche naturelle, et qu’ils sont surtout nécessaires lorsque la crainte des gênes n’est pas tout à fait dissipée et ralentit encore son essor. Mais il ne pouvait approuver que ces encouragements pussent en aucun cas nuire à de nouveaux progrès par des prohibitions ou des avantages exclusifs ; il ne se prêtait qu’avec beaucoup de réserve aux avances faites par le gouvernement, et préférait les autres encouragements, les gratifications accordées à proportion de la production et les prix proposés à la perfection du travail, enfin les marques d’honneur et tout ce qui peut présenter à un plus grand nombre d’hommes un objet d’émulation.

Telle était à peu près la manière de penser de M. de Gournay sur l’administration du commerce ; ce sont les principes qu’il a constamment appliqués à toutes les affaires qui ont été agitées au bureau du commerce depuis le moment où il y entra. Comme il ne pensait nullement à faire un système nouveau, il se contentait de développer, à l’occasion de chaque affaire en particulier, ce qui était nécessaire pour soutenir son avis ; mais on ne fut pas longtemps sans être frappé de la liaison et de la fécondité de ses principes, et bientôt il eut à soutenir une foule de contradictions.

Il se prêtait avec plaisir à ces disputes, qui ne pouvaient qu’éclaircir les matières et produire de façon ou d’autre la connaissance de la vérité. Dégagé de tout intérêt personnel, de toute ambition, il n’avait pas même cet attachement à son opinion que donne l’amour propre : il n’aimait et ne respirait que le bien public ; aussi proposait-il son opinion avec autant de modestie que de courage. Également incapable de prendre un ton dominant et de parler contre sa pensée, il exposait son sentiment d’une manière simple, et qui n’était impérieuse que par la force des raisons qu’il avait l’art de mettre à la portée de tous les esprits avec une sorte de précision lumineuse dans l’exposition des principes, que fortifiait une application sensible à quelques exemples heureusement choisis. — Lorsqu’il était contredit, il écoutait avec patience ; quelque vive que fût l’attaque, il ne s’écartait jamais de sa politesse et de sa douceur ordinaires, et il ne perdait rien du sang-froid ni de la présence d’esprit nécessaires pour démêler avec la plus grande netteté l’art des raisonnements qu’on lui opposait.

Son éloquence simple, et animée de cette chaleur intéressante que donne aux discours d’un homme vertueux la persuasion la plus intime qu’il soutient la cause du bien public, n’ôtait jamais rien à la solidité de la discussion ; quelquefois elle était assaisonnée par une plaisanterie sans amertume, et d’autant plus agréable qu’elle était toujours une raison.

Son zèle était doux, parce qu’il était dégagé de tout amour-propre ; mais il n’en était pas moins vif, parce que l’amour du bien public était une passion dans M. de Gournay.

Il était convaincu, sans être trop attaché à son opinion ; son esprit, toujours sans prévention, était toujours prêt à recevoir de nouvelles lumières ; il a quelquefois changé d’avis sur des matières importantes, et il ne paraissait pas que son ancienne opinion eût retardé le moins du monde l’impression subite que la vérité offerte faisait naturellement sur un esprit aussi juste que le sien.

Il eut le bonheur de rencontrer dans M. Trudaine, qui était dès lors à la tête de l’administration du commerce, le même amour de la vérité et du bien public qui l’animait ; comme il n’avait encore développé ses principes que par occasion, dans la discussion des affaires ou dans la conversation, M. Trudaine l’engagea à donner comme une espèce de corps de sa doctrine ; et c’est dans cette vue qu’il a traduit, en 1752, les traités sur le commerce et sur l’intérêt de l’argent, de Josias Child et de Thomas Culpeper. Il y joignit une grande quantité de remarques intéressantes, dans lesquelles il approfondit et discuta les principes du texte, et les éclaircit par des applications aux questions les plus importantes du commerce. Ces remarques formaient un ouvrage aussi considérable que celui des auteurs anglais, et M. de Gournay comptait les faire imprimer ensemble ; il n’a cependant fait imprimer que le texte, en 1754 : des raisons, qui ne subsistent plus, s’opposaient alors à l’impression du commentaire[12].

La réputation de M. de Gournay s’établissait et son zèle se communiquait. C’est à la chaleur avec laquelle il cherchait à tourner du côté de l’étude du commerce et de l’économie politique tous les talents qu’il pouvait connaître, et à la facilité avec laquelle il communiquait toutes les lumières qu’il avait acquises, qu’on doit attribuer cette heureuse fermentation qui s’est excitée depuis quelques années sur ces objets importants ; fermentation qui a éclaté deux ou trois ans après que M. de Gournay a été intendant du commerce, et qui depuis ce temps nous a déjà procuré plusieurs ouvrages remplis de recherches laborieuses et de vues profondes, qui ont lavé notre nation du reproche de frivolité qu’elle n’avait que trop encouru par son indifférence pour les études les plus véritablement utiles. M. de Gournay, malgré les contradictions qu’il essuyait, goûtait souvent la satisfaction de réussir à déraciner une partie des abus qu’il attaquait, et surtout celle d’affaiblir l’autorité de ces anciens principes, dont on était déjà obligé d’adoucir la rigueur et de restreindre l’application pour pouvoir les soutenir encore contre lui. Quelque peine qu’on eût à adopter ses principes dans toute leur étendue, ses lumières, son expérience, l’estime générale de tous les négociants pour sa personne, la pureté de ses vues au-dessus de tout soupçon, lui attiraient nécessairement la confiance du ministère et le respect de ceux même qui combattaient encore ses opinions.

Son zèle lui fit former le dessein de visiter le royaume pour y voir par lui-même l’état du commerce et des fabriques, et reconnaître les causes des progrès ou de la décadence de chaque branche de commerce, les abus, les besoins, les ressources en tout genre. Il commença l’exécution de ce projet en 1753, et partit au mois de juillet. Depuis ce temps jusqu’au mois de décembre, il parcourut la Bourgogne, le Lyonnais, le Dauphiné, la Provence, le haut et le bas Languedoc, et revint encore par Lyon.

En 1754, une loupe placée dans le dos, dont il souffrit deux fois l’extirpation par le fer, et qu’on fut obligé d’extirper un troisième fois par les caustiques au commencement de 1755, ne lui permit pas de voyager. Il reprit la suite de ses tournées en 1755, et visita La Rochelle, Bordeaux, Montauban, le reste de la Guyenne et Bayonne. En 1756, il suivit le cours de la Loire depuis Orléans jusqu’à Nantes, parcourut le Maine, l’Anjou, la côte de Bretagne depuis Nantes jusqu’à Saint-Malo, et revint à Rennes pendant la tenue des États de 1756. L’affaiblissement de sa santé ne lui a pas permis de faire depuis d’autres voyages.

M. de Gournay trouvait à chaque pas de nouveaux motifs de se confirmer dans ses principes, et de nouvelles armes contre les gênes qu’il attaquait. Il recueillait les plaintes du fabricant pauvre et sans appui, et qui, ne sachant point écrire et colorer ses intérêts sous des prétextes spécieux, n’ayant point de députés à la Cour, a toujours été la victime de l’illusion faite au gouvernement par les hommes intéressés auxquels il était forcé de s’adresser. M. de Gournay s’attachait à dévoiler l’intérêt caché qui avait fait demander, comme utiles, des règlements dont tout l’objet était de mettre de plus en plus le pauvre à la merci du riche. Les fruits de ses voyages furent la réforme d’une infinité d’abus de ce genre ; une connaissance du véritable état des provinces, plus sure et plus capable de diriger les opérations du ministère ; une appréciation plus exacte des plaintes et des demandes ; la facilité procurée au peuple et au simple artisan de faire entendre les siennes ; enfin, une émulation nouvelle sur toutes les parties du commerce, que M. de Gournay savait répandre par son éloquence persuasive, par la netteté avec laquelle il rendait ses idées, et par l’heureuse contagion de son zèle patriotique.

Il cherchait à inspirer aux magistrats, aux personnes considérées dans chaque lieu, une sorte d’ambition pour la prospérité de leur ville ou de leur canton ; voyait les gens de lettres, leur proposait des questions à traiter, et les engageait à tourner leurs études du côté du commerce, de l’agriculture et de toutes les matières économiques.

C’est en partie à ses insinuations et au zèle qu’il avait inspiré aux États de Bretagne pendant son séjour à Rennes, en 1756, qu’on doit l’existence de la Société établie en Bretagne, sous la protection des États et les auspices de M. le duc d’Aiguillon, pour la perfection de l’agriculture, du commerce et de l’industrie. Cette Société est la première de ce genre qui ait été formée en France. Le plan, qui est lié à l’administration municipale de la province, a été dressé par M. de Montaudouin, négociant à Nantes.

M. de Gournay savait se proportionner au degré d’intelligence de ceux qui l’écoutaient, et répondait aux objections absurdes, dictées par l’ignorance, avec le même sang-froid et la même netteté qu’il savait répondre, à Paris, aux contradictions aigres dictées par un tout autre principe.

Plein d’égards pour toutes les personnes chargées de l’administration dans les provinces qu’il visitait, il ne leur donna jamais lieu de penser que sa mission put faire le moindre ombrage à leur autorité. S’oubliant toujours, se sacrifiant sans effort au bien de la chose, c’était, autant qu’il était possible, par eux et avec eux qu’il agissait ; il semblait ne faire que seconder leur zèle, et leur faisait souvent honneur auprès du ministre de ses propres vues. Par cette conduite, s’il n’a pas toujours réussi à les persuader de ses principes, il a du moins toujours mérité leur amitié.

La vie de M. de Gournay ne présente aucun autre événement remarquable, pendant le temps qu’il est demeuré intendant du commerce. Occupé sans relâche des fonctions de sa place, ne laissant échapper aucune occasion de proposer des idées utiles, de répandre des lumières dans le public, il n’est presque aucune question importante, de commerce ou d’économie politique, sur laquelle il n’ait écrit plusieurs mémoires ou lettres raisonnées. Il se livrait à ce genre de travail avec une sorte de prodigalité, produisant presque toujours, à chaque occasion, de nouveaux mémoires, sans renvoyer aux mémoires antérieurs qu’il avait écrits, ne cherchant à s’éviter ni la peine de retrouver les idées qu’il avait déjà exprimées, ni le désagrément de se répéter. La raison de cette manière de travailler était le peu de prix qu’il attachait à ce qu’il composait, et l’oubli total de toute réputation littéraire. Plein de ses principes salutaires et féconds, il les appliquait à chaque matière avec une extrême facilité. Uniquement occupé de persuader une idée utile, il ne croyait pas être auteur. Ne s’attachant point à ce qu’il avait écrit, il l’abandonnait sans réserve à tous ceux qui voulaient s’instruire ou écrire sur ces matières, et le plus souvent ne gardait pas même de copies de ce qu’il avait fait. Ces morceaux cependant, jetés à la hâte sur le papier, et qu’il avait oubliés, sont précieux, à ne les regarder même que du côté de la composition : une éloquence naturelle, une précision lumineuse dans l’exposition des principes, un art singulier de les présenter sous toutes sortes de faces, de les proportionner à tous les esprits, de les rendre sensibles par des applications toujours justes, et dont la justesse même était souvent piquante ; une politesse toujours égale, et une logique fine dans la discussion des objections ; enfin un ton de patriotisme et d’humanité qu’il ne cherchait point à prendre et qu’il n’en avait que mieux, caractérisaient ses écrits comme sa conversation.

M. de Gournay ne se contentait pas de proposer ses idées par écrit et de vive voix : il employait à faire valoir les idées qu’il croyait utiles la même activité, la même chaleur, la même persévérance, qu’un ambitieux met à la poursuite de ses propres intérêts. Incapable de se rebuter lorsqu’il s’agissait du bien, il n’aurait pas craint de pousser ses efforts jusqu’à l’importunité. Aucun propriétaire de nos îles n’a réclamé avec autant de zèle que lui la liberté générale du commerce des vaisseaux neutres, dans nos colonies, pendant la guerre. Ses sollicitations étaient d’autant plus vives et plus pressantes, qu’il ne demandait rien pour lui, au point qu’il est mort sans aucun bienfait de la cour.

Cependant, tandis qu’il s’occupait uniquement de l’utilité publique, sa fortune s’était dérangée aussi bien que sa santé. Il avait essuyé des pertes sur les fonds qu’il avait laissés en Espagne, et l’état de ses affaires le détermina, en 1758, à quitter sa place d’intendant du commerce. Des personnes en place, qui sentaient combien il y était utile, lui proposèrent de demander pour lui des grâces de la cour qui le dédommageraient de ce qu’il pouvait avoir perdu. Il répondit « qu’il ne s’estimait pas assez pour croire que l’État dût acheter ses services ; qu’il avait toujours regardé de pareilles grâces comme d’une conséquence dangereuse, surtout dans les circonstances où l’État se trouvait, et qu’il ne voulait point qu’on eût à lui reprocher de se prêter, pour son intérêt, à des exceptions à ses principes. » Il ajoutait, « qu’il ne se croirait point dispensé par sa retraite de s’occuper d’objets utiles au bien du commerce. » Il demanda, dans cette vue, de conserver la séance au bureau du commerce, avec le titre d’honoraire, ce qui lui fut accordé.

Quelque temps auparavant, il avait aussi vendu sa charge de conseiller au grand conseil, et conservé le titre d’honoraire.

La retraite de M. de Gournay ne lui ôta rien de sa considération. Son zèle n’en était point ralenti ; ses lumières pouvaient toujours être également utiles. M. de Silhouette, qui avait pour M. de Gournay une estime qui fait l’éloge de l’un et de l’autre, ne fut pas plutôt contrôleur général, qu’il résolut d’arracher à la retraite un homme dont les talents et le zèle étaient si propres à seconder ses vues. Il commença par le faire inviter à se trouver à la conférence que les intendants du commerce ont toutes les semaines avec le contrôleur général, à laquelle M. de Gournay avait cessé d’assister. Il le destinait aussi à remplir une des places de commissaires du roi à la ferme générale. M. de Gournay, dans cette place, aurait été à portée d’apprécier exactement les plaintes réciproques du commerce et de la finance, et de chercher les moyens de concilier, autant qu’il est possible, ces deux intérêts de l’État ; mais il n’a pas pu profiter de ce témoignage de l’estime de M. de Silhouette. Lorsque la proposition lui en fut faite, il était déjà attaqué de la maladie dont il est mort.

Il y avait longtemps que sa santé s’altérait : ayant été passer le carnaval à Gournay, il en revint avec une douleur à la hanche, qu’il prit d’abord pour une sciatique. La douleur augmenta par degrés pendant quelque temps, et au bout de deux mois on découvrit une tumeur qui paraissait être la source du mal ; mais on tenta inutilement de la résoudre par différents remèdes. La faiblesse et l’amaigrissement augmentaient. On avait proposé les eaux, il n’était pas en état de soutenir le voyage ; une fièvre lente le consumait. On voulut faire un dernier effort, et employer un résolutif que l’on regardait comme plus puissant ; mais on ne l’eut pas plutôt appliqué que M. de Gournay tomba dans une fièvre violente accompagnée de délire. Cet état dura trois jours ; au bout de ce temps, il recouvra sa connaissance, dont il profita pour faire son testament et recevoir les sacrements de l’église. Il mourut le soir même.

Il avait épousé en … Clotilde Verduc, avec laquelle il a vécu dans une grande union, et dont il n’a point laissé d’enfants.

M. de Gournay mériterait la reconnaissance de la nation, quand elle ne lui aurait d’autre obligation que d’avoir contribué plus que personne à tourner les esprits du côté des connaissances économiques. Cette gloire lui serait acquise quand ses principes pourraient encore souffrir quelque contradiction ; et la vérité aurait toujours gagné à la discussion des matières qu’il a donné occasion d’agiter. La postérité jugera entre lui et ses adversaires. Mais en attendant qu’elle ait jugé, on réclamera avec confiance pour sa mémoire l’honneur d’avoir le premier répandu en France les principes de Child et de Jean de Witt. Et, si ces principes deviennent un jour adoptés par notre administration dans le commerce, s’ils sont jamais pour la France, comme ils l’ont été pour la Hollande et l’Angleterre, une source d’abondance et de prospérité, nos descendants sauront que la reconnaissance en sera due à M. de Gournay.

La résistance que ces principes ont éprouvée a donné occasion à plusieurs personnes de représenter M. de Gournay comme un enthousiaste et un homme à système. Ce nom d’homme à système est devenu une espèce d’arme dans la bouche de toutes les personnes prévenues ou intéressées à maintenir quelques abus, et contre tous ceux qui proposent des changements dans quelque ordre que ce soit.

Les philosophes de ces derniers temps se sont élevés avec autant de force que de raison contre l’esprit de système. Ils entendaient par ce mot ces suppositions arbitraires par lesquelles on s’efforce d’expliquer tous les phénomènes, et qui effectivement les expliquent tous également, parce qu’ils n’en expliquent aucun ; cette négligence de l’observation, cette précipitation à se livrer à des analogies indirectes par lesquelles on se hasarde à convertir un fait particulier en principe général, et à juger d’un tout immense par un coup d’œil superficiel jeté sur une partie ; cette présomption aveugle qui rapporte tout ce qu’elle ignore au peu qu’elle connaît ; qui, éblouie d’une idée ou d’un principe, le voit partout, comme l’œil, fatigué par la vue fixe du soleil, en promène l’image sur tous les objets vers lesquels il se dirige ; qui veut tout connaître, tout expliquer, tout arranger, et qui, méconnaissant l’inépuisable variété de la nature, prétend l’assujettir à ses méthodes arbitraires et bornées, et veut circonscrire l’infini pour l’embrasser.

Si les gens du monde condamnent aussi les systèmes, ce n’est pas dans le sens philosophique : accoutumés à recevoir successivement toutes les opinions, comme une glace réfléchit toutes les images sans s’en approprier aucune, à trouver tout probable sans être jamais convaincus, à ignorer la liaison intime des conséquences avec leur principe, à se contredire à tous les moments sans le savoir et sans y mettre aucune importance, ils ne peuvent qu’être étonnés lorsqu’ils rencontrent un homme intérieurement convaincu d’une vérité, et qui en déduit les conséquences avec la rigueur d’une logique exacte. Ils se sont prêtés à l’écouter : ils se prêteront le lendemain à écouter des propositions toutes contraires, et seront surpris de ne pas voir en lui la même flexibilité. Ils n’hésitent pas à le qualifier d’enthousiaste et d’homme à système. Ainsi, quoique dans leur langage le mot de système s’applique à une opinion adoptée mûrement, appuyée sur des preuves et suivie dans ses conséquences, ils ne l’en prennent pas moins en mauvaise part, parce que le peu d’attention dont ils sont capables ne les met pas à portée de juger les raisons, et ne leur présente aucune opinion comme pouvant être constamment arrêtée, ni tenant bien clairement à aucun principe.

Il est cependant vrai que tout homme qui pense a un système, qu’un homme qui n’aurait aucun système ou aucun enchaînement dans ses idées ne pourrait être qu’un imbécile ou un fou. — N’importe. Les deux sens du mot de système se confondent, et celui qui a un système dans le sens des gens du monde, c’est-à-dire une opinion fixe tenant à une chaîne d’observations, encourra les reproches faits par les philosophes à l’esprit de système pris dans un sens tout différent, dans celui d’une opinion qui n’est pas fondée sut des observations suffisantes.

Sans doute, à prendre le mot de système dans le sens populaire, M. de Gournay en avait un, puisqu’il avait une opinion et y était fortement attaché ; ses adversaires étaient tous autant que lui des gens à système, puisqu’ils soutenaient une opinion contraire à la sienne.

Mais, si l’on prend le mot de système dans le sens philosophique que j’ai développé le premier, personne n’en a été plus éloigné que lui, et il aurait eu bien plutôt le droit de rejeter ce reproche sur les principes qu’il combattait, puisque toute sa doctrine se fondait sur l’impossibilité absolue de diriger par des règles constantes et par une inspection continuelle une multitude d’opérations que leur immensité seule empêcherait de connaître, et qui de plus dépendent continuellement d’une foule de circonstances toujours changeantes, qu’on ne peut ni maîtriser ni même prévoir ; et puisqu’il voulait en conséquence que l’administration n’entreprît pas de conduire tous les hommes par la lisière, et ne présumât pas le pouvoir ; mais qu’elle les laissât marcher, et qu’elle comptât plus sur le ressort naturel de l’intérêt que sur la contrainte extérieure et artificielle de règlements toujours arbitraires dans leur composition, souvent dans leur application. Si l’arbitraire et la manie de plier les choses à ses idées, et non pas ses idées aux choses, sont la marque caractéristique de l’esprit de système, ce n’était assurément pas M. de Gournay qui était homme à système.

Il l’était encore moins par un attachement opiniâtre à ses idées. La douceur avec laquelle il les soutenait prouve bien qu’il n’y mettait aucun amour-propre, et qu’il ne les défendait que comme citoyen. On peut même dire que peu de gens ont été aussi parfaitement libres que lui de cette espèce de vanité qui ferme l’accès aux vérités nouvelles. Il cherchait à s’instruire comme s’il n’avait rien su, et se prêtait à l’examen de toute assertion, comme s’il n’avait eu aucune opinion contraire.

Il faut dire encore que ce prétendu système de M. de Gournay a cela de particulier, que les principes généraux en sont à peu près adoptés par tout le monde ; que de tout temps le vœu du commerce chez toutes les nations a été renfermé dans ces deux mots : liberté et protection, mais surtout liberté. On sait le mot de M. Le Gendre à M. Golbert : laissez-nous faire. M. de Gournay ne différait souvent des gens qui le traitaient d’homme à système, qu’en ce qu’il se refusait, avec la rigidité d’un esprit juste et d’un cœur droit, aux exceptions qu’ils admettaient en faveur de leur intérêt.

Le monde est plein de gens qui condamnent, par exemple, les privilèges exclusifs, mais qui croient qu’il y a certaines denrées sur lesquelles ils sont nécessaires, et cette exception est ordinairement fondée sur un intérêt personnel, ou sur celui de quelques particuliers avec lesquels on est lié. C’est ainsi que la plus grande partie des hommes est naturellement portée aux principes doux de la liberté du commerce. Mais presque tous, soit par intérêt, soit par routine, soit par séduction, y mettent quelques petites modifications ou exceptions.

M. de Gournay, en se refusant à chaque exception en particulier, avait pour lui la pluralité des voix ; mais en se refusant à toutes à la fois, il élevait contre lui toutes les voix qui voulaient chacune une exception, quoiqu’elles ne se réunissent pas sur la sorte d’exception qu’elles désiraient, et il en résultait contre ses principes une fausse unanimité, et contre sa personne une imputation presque générale du titre d’homme à système.

Cette imputation était saisie comme un mot de ralliement par ceux que l’envie, ou l’attachement trop acre à leur opinion, rendait ses adversaires, et leur servait de prétexte pour lui opposer un vain fantôme d’unanimité comme un corps formidable, dont tout homme moins zélé que lui pour le bien public, ou moins indifférent sur ses propres intérêts, aurait été effrayé.

La contradiction ne faisait qu’exciter son courage. Il savait qu’en annonçant moins ouvertement l’universalité de ses principes, en n’avouant pas toutes les conséquences éloignées qui en dérivaient, en se prêtant à quelques modifications légères, il aurait évité ce titre si redouté d’homme à système, et aurait échappé aux préventions qu’on s’efforçait de répandre contre lui. Mais il croyait utile que les principes fussent développés dans toute leur étendue, il voulait que la nation s’instruisît ; et elle ne pouvait être instruite que par l’exposition la plus claire de la vérité. Il pensait que ces ménagements ne seraient utiles qu’à lui, et il se comptait pour rien.

Ce n’était pas qu’il crût, comme plusieurs personnes l’en accusaient, qu’il ne fallût garder aucune mesure dans la réforme des abus ; il savait combien toutes les améliorations ont besoin d’être préparées, combien les secousses trop subites sont dangereuses ; mais il pensait que la modération nécessaire devait être dans l’action et non dans la spéculation. Il ne voulait pas qu’on abattît tout le vieil édifice avant d’avoir jeté les fondements du nouveau ; mais il voulait qu’avant de mettre la main à l’œuvre on eût un plan fait dans toute son étendue, afin de n’agir à l’aveugle ni en détruisant, ni en conservant, ni en reconstruisant.

Enfin, une gloire bien personnelle à M. de Gournay est celle de sa vertu, tellement reconnue que, malgré toutes les contradictions qu’il a essuyées, l’ombre même du soupçon n’a jamais terni un instant l’éclat de sa réputation. Cette vertu s’est soutenue pendant sa vie entière. Appuyée sur un sentiment profond de justice et de bienfaisance, elle en a fait un homme doux, modeste, indulgent dans la société, irréprochable, et même austère dans sa conduite et dans ses mœurs ; mais austère pour lui seul, égal et sans humeur dans son domestique, occupé dans sa famille de rendre heureux tout ce qui l’environnait, toujours disposé à sacrifier à la complaisance tout ce qu’il ne regardait pas comme un devoir. Dans sa vie publique, on l’a vu, dégagé de tout intérêt, de toute ambition, et presque de tout amour de la gloire, n’en être ni moins actif, ni moins infatigable, ni moins adroit à presser l’exécution de ses vues, qui n’avaient d’objet que le bien général ; citoyen uniquement occupé de la prospérité, de la gloire de sa patrie et du bonheur de l’humanité. Cette humanité était un des motifs qui l’attachaient le plus à ce qu’on appelait son système ; ce qu’il reprochait le plus vivement aux principes qu’il attaquait, c’était de favoriser toujours la partie riche et oisive de la société au préjudice de la partie pauvre et laborieuse.

C’est une sorte de malheur que les hommes recommandables par les vertus les plus respectables et les plus véritablement utiles soient les moins avantageusement partagés dans la distribution de la renommée. La postérité ne juge guère que les actions publiques et éclatantes, et peut-être est-elle plus sensible à leur éclat qu’à leur utilité. Mais, en supposant même son jugement toujours équitable à cet égard, les motifs, l’esprit qui ont produit ces actions, et qui seuls ont pu leur imprimer le caractère de vertus, sont ignorés ; les traits délicats se perdent dans le récit de l’histoire, comme la fleur du teint et la finesse de la physionomie s’évanouissent sous les couleurs du peintre. Il ne reste que des traits sans vie, et des actions dont on méconnaît le caractère. Tantôt la malignité, tantôt la flatterie les interprètent à leur gré, et ne réussissent que trop souvent à rendre le jugement de la postérité flottant entre la vertu la plus pure et le vice adroit qui a su emprunter son masque.

On ne s’y trompe pas cependant quand ils vivent, et il est encore un moment où la malignité voudrait en vain ternir une vertu reconnue, où l’on repousserait la flatterie qui essayerait d’en décerner les honneurs à qui ne les aurait pas mérités. Ce moment passe bientôt, c’est celui qui termine la vie. Aussi, le seul moyen de conserver au petit nombre d’hommes dont la vertu a été bien constatée l’estime générale dont ils sont dignes, et de fixer ce parfum de vertu qui s’exhale autour d’eux, est de provoquer le témoignage de la génération présente et d’attester la mémoire des faits récents. En rendant à la vertu de M. de Gournay l’hommage public qu’elle mérite, nous sommes bien sûrs qu’il ne s’élèvera aucune voix contre nous.


  1. C’est un des points sur lesquels la doctrine de M. de Gournay différait de celle de M. Quesnay.

    Celui-ci pensait que la valeur fondamentale de la pièce d’étoffe, la valeur nécessaire pour que sa fabrication ne fût pas abandonnée, était composée :

    1o De celle de la matière première ;

    2o De celle de la portion d’outils usés dans sa fabrication ;

    3o De celle des consommations faites par les ouvriers et par l’entrepreneur qui les met en œuvre, ou dont leurs salaires leur donnent la possibilité ;

    4o De l’intérêt des avances de cet entrepreneur, ou du capital qu’il est obligé de consacrer à cette fabrication.

    Et ces avances, ces consommations, ces salaires, l’achat des matières premières et des instruments, devant avoir eu lieu avant que l’étoffe fût fabriquée, la valeur fondamentale de cette étoffe ne présentait à ses yeux que l’addition des valeurs préexistantes qui avaient concouru à la former, sans accroissement réel de richesses.

    La valeur vénale, ou la valeur au marché, déterminée par les offres et la concurrence des acheteurs, lui paraissait pouvoir être, et dans le fait être souvent différente de la valeur fondamentale ; pouvoir ou l’excéder, ce qui n’avait d’autre effet que de mettre les fabricants, soit ouvriers, soit entrepreneurs, à portée de hausser leurs salaires et d’augmenter leurs jouissances ; ou s’y trouver inférieure, ce qui les obligeait soit à restreindre l’un et l’autre, soit à quitter la profession.

    Dans les ouvrages très-précieux, dont la facture demande de longues et de coûteuses études, desquelles encore le succès est incertain, il voyait avec plaisir que le mérite de l’artiste, mis à l’enchère par des amateurs éclairés, lui procurât à leurs dépens volontaires de grandes jouissances, une honorable aisance, et quelquefois de la richesse, le payement dont l’artiste s’est montré digne étant fourni par la richesse de ceux qui ont évalué son travail et lui en donnent le prix.

    Le même événement arrive pour un médecin de haute réputation, sans qu’on puisse dire que ses ordonnances heureuses et savantes, quoique noblement payées, soient une augmentation de la richesse nationale, ni qu’on doive les faire entrer dans l’inventaire de cette richesse quand on veut la calculer*.

    Il y a cependant un certain nombre d’arts qui ont une très-belle propriété, celle de faire des ouvrages dont la jouissance est plus ou moins durable ; de sorte que la valeur des consommations faites par les ouvriers et les entrepreneurs de ces ouvrages étant incorporée avec les fruits de leur travail, sans avoir été en aucun temps une richesse nouvelle, est une véritable prolongation de la même richesse, laquelle, jointe avec celles qui renaissent tous les ans, devient une accumulation progressive de richesses, qui peut s’accroître indéfiniment et contribue beaucoup à la formation des capitaux, aux douceurs de la vie, au bonheur, aux ressources, à la puissance des nations.

    C’est après avoir ainsi considéré les travaux que M. Quesnay les divisait en trois classes.

    Les travaux distributeurs de richesses, qui comprennent tous les services passagers, utiles ou agréables, et les fabrications alimentaires dont la consommation doit être subite sans rien laisser après elle.

    Les travaux conservateurs de richesses, qui embrassent les préparations propres à empêcher les productions de se corrompre, et tout ce qui sert au vêtement, au logement, à l’instruction constante : les étoffes, les meubles, les armes, les machines, les bijoux, les livres, les tableaux, les statues, les maisons, etc., etc.

    Les travaux producteurs de richesses, ceux de l’agriculture dans toutes ses branches, ceux de l’éducation des bestiaux, ceux de la pêche, ceux des mines et des carrières.

    Il demandait pour tous ces travaux la protection publique, pour chacun d’eux la considération particulière due à son utilité, ou qu’inspire le talent de ceux qui les exercent.

    « À dieu ne plaise, disait-il, que je prise moins le boulanger dont le pain sera consommé ce soir, ou le maître qui enseigne à écrire à mon enfant, ou le sage qui m’aide à lui inculquer les principes de la morale, que le tisserand qui fait une toile dont on se servira trois ans, ou l’horloger dont la montre sera bonne pendant un siècle, ou l’architecte qui construit un palais qu’on admirera dans mille années. — Tout est bon ; tout entre dans les décrets de la Providence et dans la constitution de la société. — Laissons faire tout ce qui n’est nuisible ni aux bonnes mœurs, ni à la liberté, ni à la propriété, ni à la sûreté de personne. Laissons vendre tout ce qu’on a pu faire sans délit. — Il n’y a que la liberté qui juge bien, et que la concurrence qui ne vende jamais trop cher, qui paye toujours au raisonnable et légitime prix. — Mais reconnaissons que tant que les travaux producteurs feront naître des productions, et surtout des subsistances nouvelles, et tant qu’ils feront des progrès, les travaux de distribution et de conservation ne manqueront pas d’en suivre la marche et de faire des progrès proportionnels. Soyons certains encore que nulle industrie, que nul encouragement ne pourrait soutenir les travaux distributeurs et conservateurs, si les travaux producteurs étaient découragés, tombaient en décadence. — Peut-on douter que la distribution cesserait si la production était anéantie ? » (Note de Dupont de Nemours.)

    * Ad. Smith place également les médecins dans la classe des travailleurs non producteurs de richesse. Cette opinion nous paraît très-fondée. Certainement, les ordonnances du médecin ont de la valeur, puisqu’on les paye ; mais elles ne constituent pas ce qu’on peut appeler de la richesse, parce que toute richesse est essentiellement matière. La remarque, fort juste, qu’il n’existe pas de mots parfaitement synonymes en aucune langue, suffirait pour faire apercevoir que les mots richesse et valeur servent de signes à deux idées qui, pour avoir quelque chose de commun, n’en sont pas moins très-distincte. Toute richesse est valeur, mais toute valeur n’est pas nécessairement richesse ; car, si l’on méconnaît cette vérité, il faut arriver à cette conséquence bizarre, qu’il y a des richesses dont la possession n’empêcherait pas un peuple de mourir de faim. En admettant, par exemple, qu’un médecin produise de la richesse, on est forcé de convenir qu’il en produit beaucoup plus qu’un cultivateur qui gagne 1 fr. 50 c. par jour. Cependant, que deviendrait la France si demain tous les laboureurs étaient, par miracle, transformés en docteurs en médecine des plus instruits ? Il y a donc une différence bien réelle entre la valeur des produits-choses et la valeur des produits-services : c’est que l’une est d’une utilité absolue, tandis que l’autre n’est que d’une utilité relative. Il n’y a jamais trop de choses dans un pays ; mais souvent les services y surabondent, et la preuve, c’est que partout on rencontre une foule de gens qui ne trouvent pas le placement des leurs. (E. D.)

  2. Il nous paraît juste de rappeler ici que c’est à Vauban et à Boisguillebert que revient l’honneur des premiers efforts en faveur du principe de la liberté commerciale. On peut dire que la fiscalité, sous le rapport des entraves dont elle charge la circulation des produits, n’eut jamais d’ennemis plus ardents que ces deux écrivains, et que le dernier surtout. Le buste de Boisguillebert devrait être dans le lieu de réunion de toutes les Sociétés agricoles, car c’est de sa plume que sont sortis les premiers plaidoyers pour la libre circulation des grains, et il avait même signalé scientifiquement, avant les physiocrates, l’excellence de l’agriculture. Il a écrit enfin sur la nature, la production et la distribution de la richesse, ainsi que sur la fonction de la monnaie, des pages qui ne permettent pas de révoquer en doute que l’école de Quesnay n’ait tiré autant de parti de ses travaux que, plus tard, Ad. Smith en tira de ceux de cette école à son tour. (E. D.)
  3. Ad. Smith a, sans réserve, adopté cette partie de la doctrine des physiocrates. Quoique d’honorables écrivains lui en aient fait un reproche, nous ne saurions adhérer à leur jugement. La liberté, dans l’ordre économique, ne suppose pas, ainsi qu’on paraît le croire, l’abandon des droits de la morale et le refus au gouvernement du pouvoir de la défendre contre les passions et l’égoïsme individuels. Gournay ne demande pas que tel homme, ou telle agrégation d’hommes, demeurent libres de faire ce qu’ils voudront, mais que tout homme conserve cette liberté, ce qui est fort différent. Car les droits de chacun finissant où commencent ceux des autres, et les économistes n’ayant jamais contesté cet axiome de morale, il est clair que, pour que tout homme puisse faire ce qu’il voudra, il faut que personne ne veuille faire ce qui serait déraisonnable, et injuste par conséquent. Or, il nous semble qu’il n’y a pas de meilleur moyen d’empêcher les hommes d’être injustes, que de rendre toutes les transactions parfaitement libres, puisqu’en dernière analyse toute injustice ne consiste que dans une atteinte matérielle ou morale à la liberté d’autrui. (E. D.)
  4. Le principe, que le gouvernement ne doit pas intervenir dans les transactions commerciales, ne nous paraît comporter qu’une seule exception, relative aux cas où il ne serait point au pouvoir du consommateur d’échapper à la cupidité frauduleuse du marchand. C’est ainsi, par exemple, que l’autorité publique surveille à bon droit le commerce des matières d’or et d’argent, qu’elle pourrait étendre cette surveillance à celui des denrées alimentaires susceptibles d’altération, et qu’elle l’applique, enfin, au danger que court l’acheteur d’être trompé sur la mesure ou sur le poids des produits. Ces précautions rentrent dans la catégorie de toutes celles que la police emploie pour garantir les citoyens des crimes, délits et dommages dont ils ne sauraient se préserver eux-mêmes. Cela est une conséquence du contrat social, qui implique que la protection de tous doit être acquise à l’individu toutes les fois et aussi longtemps que, par la nature des choses, elle lui est nécessaire. Maintenant, la mauvaise foi possible des vendeurs, en dehors des circonstances énumérées plus haut, ou qui leur seraient analogues, peut-elle être réputée, pour les acheteurs, un péril auquel il ne dépende pas d’eux de se soustraire ? Pour résoudre la question, il suffit de se demander avec bonne foi si la masse du public a pour habitude de payer les choses au-dessus de leur prix courant, et si les personnes à qui le fait arrive ne commettent pas une faute dont le principal reproche doive tomber sur elles-mêmes ? À moins donc de prétendre que la masse des acheteurs, c’est-à-dire tout le monde, car chacun joue ce rôle dans la société, ne soit la dupe nécessaire des marchands, ou que personne ne doive faire usage, dans le commerce ordinaire de la vie, de la raison que Dieu lui a donnée en partage, il faut bien reconnaître avec Turgot, qu’à part même leurs immenses inconvénients, toutes mesures préventives contre la mauvaise foi des vendeurs seraient encore de la plus complète inutilité. On peut bien, par des lois, par des règlements administratifs, mettre l’industrie à la torture ; mais rendre les fripons honnêtes gens et donner de l’esprit aux sots, est une tâche dans laquelle ne réussira jamais aucun législateur. (E. D.)
  5. Deux remarques sont à faire sur ce passage.
    La première, c’est que l’expression, si familière à Ad. Smith pour désigner la richesse, le produit annuel de la terre et du travail, se trouve ici presque littéralement sous la plume de Turgot ;
    La seconde, qu’elle constitue cependant une contradiction de la part de cet écrivain, puisqu’il partageait l’opinion des physiocrates, que la terre seule était productive.
    On verra un peu plus loin qu’il semble s’être aperçu de cette erreur, et qu’il a pris à tâche de mettre son langage en harmonie avec sa doctrine. (E. D.)
  6. C’est encore, en d’autres termes, confondre le besoin social des échanges avec l’intérêt privé des hommes par le ministère desquels ces échanges ont lieu. (E. D.)
  7. J.-B. Say n’a pas résumé d’autres considérations quand il a dit que fabriquer n’était pas toujours produire. (E. D.)
  8. « Que les lois, dit l’auteur de la Richesse des nations, veuillent bien s’en rapporter à nous du soin de nos propres intérêts : pour en bien juger, nous sommes mieux placés que le législateur. » (Livre IV, chapitre v.) (E. D.)
  9. Si cette proposition est vraie, et il nous semble difficile d’en contester l’exactitude, on peut juger de l’influence qu’ont exercée sur l’intérêt de l’argent les emprunts publics opérés depuis un demi-siècle. (E. D.)
  10. Voir la note de la page 275.
  11. Puisque Gournay admettait le système des physiocrates sur l’impôt, il est évident que sa doctrine ne différait de celle de Quesnay qu’en ce qu’il considérait l’industrie comme productive. Mais n’était-ce pas alors une contradiction, évitée par le médecin de Louis XV, que de réclamer pour elle l’exemption des charges publiques ? (E. D.)
  12. Nous ne connaissons aucune édition de ces commentaires. (E. D.)