Les Héroïdes/Épître VI

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Texte établi par Désiré NisardFirmin-Didot (p. 34-38).

HYPSIPYLE À JASON

On dit que, maintenant de retour, ton vaisseau, riche de la Toison du bélier d’or, a touché les rivages de la Thessalie. Je te félicite, autant que tu le permets, de l’heureuse issue de ton expédition. Cependant, j’aurais dû en être informée par un écrit de ta main. Les vents peuvent bien avoir contrarié ton désir d’aborder dans mes états, selon ta promesse, mais les vents opposés n’empêchent pas d’écrire une lettre. Hypsipyle était digne que tu lui envoyasses ton salut.

Pourquoi faut-il que la renommée, et non une lettre de toi, m’ait appris la première que les taureaux consacrés à Mars avaient plié sous le joug ? Qu’une semence dispersée par ta main avait produit des moissons de guerriers, et que, pour périr, ils n’avaient pas eu besoin de ton bras[1] ? Qu’un dragon vigilant gardait la dépouille du bélier, et que ta main intrépide avait néanmoins enlevé la précieuse toison ? À ceux qui doutaient de cet exploit, si j’avais pu dire : "Il me l’a écrit lui-même", ah que je serais fière ! Mais pourquoi me plaindre du retard qu’a mis un époux à remplir son devoir ? J’ai obtenu, si tu n’as pas cessé d’être le mien, un grand acte de complaisance.

On dit que tu ramènes avec toi une enchanteresse barbare, qui usurpera dans ta couche la place qui m’est due. L’amour est crédule. Fassent les dieux qu’on dise que j’ai témérairement accusé mon époux de crimes imaginaires ! Naguère, des côtes de l’Hémonie, un hôte thessalien était venu me visiter ; à peine avait-il touché le seuil de ma demeure : "Que fait, lui dis-je, le fils d’Æson, mon époux ? " Interdit, il hésite à me répondre, et ses yeux restent fixés sur la terre. Soudain je m’élance, et déchirant la tunique qui couvre mon sein :

"Vit-il, m’écriai-je, ou le destin m’appelle-t-il vers ses mânes ? " "Il vit," dit-il. J’exigeai qu’il jurât ce que me disait sa voix timide. J’osai à peine croire à ta vie, attestée par le nom d’un dieu. Dès que j’eus repris mes sens, je lui demandai le récit de tes exploits. Il me raconta alors comment les taureaux de Mars, aux pieds d’airain, ont labouré la terre, comment les dents du dragon, jetées sur le sol comme une semence, ont soudain donné naissance à des guerriers tout armés, comment ce peuple, enfant de la terre, accomplit, en périssant par la guerre civile, les destins de sa vie éphémère. Enfin le monstre est vaincu. Je m’informe de nouveau si Jason vit encore. La foi que j’accorde à ses paroles flotte entre l’espérance et la crainte. À travers les détails de la vive narration qu’il se plaît à me faire, il me découvre les blessures que ton cœur fit au mien.

Hélas ! Où est la foi promise ? Où sont les droits de l’hyménée ? Où ce flambeau plus digne d’embraser un bûcher ? Ce n’est pas un amour furtif qui m’a liée à toi, c’est sous les yeux de Junon, qui préside au mariage, et de l’Hymen couronné de guirlandes, qu’il fut consacré. Mais non, ce n’est ni Junon ni l’Hymen, mais la triste Erinys qui, tout ensanglantée, l’éclaira de ses torches sinistres. Qu’avais-je affaire aux Argonautes ? Qu’avais-je affaire au vaisseau de Minerve ? Nautonier Tiphys, que t’importait ma patrie ? Là n’étaient point le bélier à l’éclatante Toison d’or, ni Lemnos, la royale demeure du vieil Æëtas.

J’avais résolu d’abord, mais ma destinée m’entraînait, de repousser cette cohorte étrangère à l’aide de mes bataillons féminins. Les femmes de Lemnos ne savent que trop vaincre des hommes[2]. Avec d’aussi courageux soldats, je pouvais défendre ma vie. Je vis le héros dans nos murs. Je lui donnai un asile dans mon palais et dans mon cœur. Là s’écoulèrent pour toi deux étés et deux hivers. Le temps de la troisième moisson était venu, lorsque, forcé de mettre à la voile, tu m’adressas ces paroles, en versant un torrent de larmes : "On m’entraîne, Hypsipyle, mais, que les destins m’accordent seulement de revenir ! Je m’éloigne. Ton époux, je le serai toujours. Tu portes dans ton sein un gage de notre union. Qu’il vive, qu’il soit notre enfant à tous deux.

A ces mots, des larmes coulèrent sur ton visage trompeur, et je me souviens que tu ne pus en dire davantage. L’Argo te vit monter le dernier de tes compagnons sur son bord sacré. Il vole à travers les flots. Le vent a enflé ses voiles. L’onde azurée se dérobe sous la carène qui fuit. Tes yeux restent fixés sur la terre, et les miens sur les eaux. Une tour, d’où la vue s’étend au loin, domine les ondes. J’y monte. Des pleurs inondent mon visage et mon sein. Je regarde à travers ces larmes, et, servant l’ardeur de mes désirs, mes yeux ont alors une portée qui leur était inconnue. Je fais de chastes prières. Craintive, j’adresse au ciel des vœux, que maintenant encore je dois acquitter, puisque tu es sauvé. Moi acquitter ces vœux ! Médée profiter de mes vœux ! Mon cœur souffre, et l’amour, pour le remplir, s’y joint au ressentiment. Je porterai aux temples des offrandes, parce que Jason vivant est perdu pour moi ! Le sang d’une victime immolée sera le prix de mon malheur !

Je ne fus jamais sans trouble, il est vrai. Toujours je craignais que ton père ne se choisît une bru dans une des villes d’Argos. J’ai craint les femmes de la Grèce. C’est une concubine barbare qui m’a nui. C’est d’une ennemie que je ne soupçonnais pas que me vient ma blessure. Ce n’est du moins ni sa beauté ni son mérite qui peuvent plaire. Elle t’a séduit par ses enchantements. Sa faux magique moissonne des plantes funestes. Elle a appris à faire descendre, malgré elle, la Lune du char qui la porte[3], et à plonger dans les ténèbres les coursiers du Soleil. Elle sait imposer un frein aux ondes, arrêter les fleuves dans leur cours oblique, déplacer les forêts et faire mouvoir les rochers qu’elle anime. Elle erre parmi les tombeaux, la chevelure flottante et en désordre. Elle enlève aux bûchers encore tièdes les ossements qu’elle a choisis[4]. Son infernal pouvoir s’étend sur les absents. Elle pique des images de cire, et enfonce d’imperceptibles traits dans un foie qu’elle tourmente. Son art a d’autres secrets que je préfère ignorer. Un philtre est un odieux moyen de faire naître l’amour, qui ne se doit accorder qu’aux vertus et qu’à la beauté.

Peux-tu la presser dans tes bras ? Peux-tu, étendu sur la même couche, goûter, dans le silence des nuits, un sommeil tranquille ? Le joug qu’on impose aux taureaux, elle te l’a fait subir. Le pouvoir qui assoupit le dragon féroce, c’est celui-là qui t’a charmé. Ajoute qu’elle se flatte d’avoir partagé la gloire de tes exploits et de ceux de tes compagnons. Cette épouse est une rivale qui détruit les titres de son époux. Des partisans de Pélias imputent tes succès à ses enchantements, et le peuple le croit d’après eux. "Ce n’est pas le fils d’Æson, mais la fille d’Æëtas, des bords du Phase, qui enleva la Toison d’or du bélier de Phryxus." Tu n’es approuvé ni d’Alcimède ta mère (consulte-la plutôt), ni de ton père, qui voit venir une épouse des régions glaciales. Ah ! qu’elle se cherche un époux près du Tanaïs, dans les marais de l’humide Scythie, et jusqu’aux sources du Phase, sa patrie.

Fils volage d’Æson, plus inconstant que la brise printanière, pourquoi tes promesses ne sont-elles d’aucun poids ? Tu étais mon époux en quittant ces bords, tu ne l’es plus en les revoyant. Que je sois ta femme à ton retour, comme je l’étais à ton départ ! Si la noblesse et des noms glorieux te touchent, eh bien ! tu vois en moi la fille de Thoas, descendant de Minos. J’ai Bacchus pour aïeul. L’épouse de Bacchus efface par l’éclat de la couronne qu’elle porte celui des astres moindres qu’elle[5]. La dot que je t’apporterai sera Lemnos, terre si favorable à qui la cultive. Parmi de tels avantages, je puis me compter aussi.

Maintenant même je suis mère. Félicite-nous tous deux, Jason. L’auteur de ma grossesse m’en avait rendu le poids bien doux. Le nombre même ajoute à mon bonheur, et par la faveur de Lucine, j’ai donné le jour à des jumeaux, double gage de notre tendresse. Si tu demandes à qui ils ressemblent, on te reconnaît en eux. Ils ne savent pas tromper. Le reste, ils le tiennent de leur père. Je voulais qu’on te les portât comme en ambassade au nom de leur mère, mais la crainte d’une marâtre cruelle m’a retenue au moment de ce départ. J’ai redouté Médée. Médée est plus qu’une marâtre. Les mains de Médée sont exercées à tous les crimes. Elle qui a pu disperser dans les champs les membres déchirés d’un frère épargnerait-elle mes enfants ?

Cette femme cependant, ô insensé qu’ont égaré les poisons de Colchos ! tu la préfères, dit-on, à Hypsipyle. Vierge adultère, c’est par l’infamie qu’elle s’est fait connaître à son époux. Une flamme pudique m’a donnée à toi, comme toi à moi. Elle a trahi son père. J’ai dérobé Thoas à la mort. Elle a fui Colchos. Lemnos, ma patrie, est mon séjour. Qu’importe la vertu si la scélératesse peut triompher d’elle, si des forfaits sont sa dot et lui méritent un époux[6] ? Je réprouve le crime des femmes de Lemnos, mais il ne m’étonne pas, Jason. Le ressentiment fait une arme de tout à ceux qu’il transporte. Dis-moi, si, poussés par des vents furieux, comme ils eussent dû l’être, vous fussiez entrés dans mon port, ta compagne et toi, et si j’étais allée à ta rencontre avec nos deux enfants à mes côtés, la terre n’eût-elle pas dû, à ta prière, s’ouvrir sous tes pas ? De quel œil, époux criminel, aurais-tu vu ces enfants, m’aurais-tu vue moi-même ? Quelle mort n’avais-tu pas méritée pour prix de ta perfidie ? Près de moi, tu aurais été en sûreté. J’eusse épargné tes jours, non que tu en sois digne, mais je ne sais pas être cruelle. J’eusse assouvi dans le sang de cette concubine mes regards et ceux de l’homme que m’ont ravi ses poisons. Pour Médée je serais une autre Médée.

Si, du séjour où il règne, Jupiter daigne entendre et exaucer mes vœux, que celle qui a usurpé ma couche éprouve le malheur dont gémit Hypsipyle ! Qu’elle-même sanctionne ses lois, et que, comme j’ai été délaissée, malgré mon titre d’épouse et de mère de deux enfants, elle en pleure un nombre égal, et perde son époux ! Qu’elle ne conserve pas longtemps celui que lui soumit son art odieux ! Qu’elle en soit abandonnée, et que de plus grands malheurs la poursuivent ! Qu’elle soit exilée, et cherche un asile dans tout le globe ! Que, redevenant ce que cette sœur fut pour son frère, ce que cette fille fut pour son malheureux père, elle soit, autant que pour eux, cruelle pour ses enfants et pour son époux ! Qu’après avoir lassé et les mers et la terre, elle tente le chemin des airs[7] ! Qu’elle erre ainsi sans secours, sans espoir, partout couverte du sang des siens. Voilà ce que demande la fille de Thoas, dépouillée de ses droits d’épouse. Vivez, époux dignes l’un de l’autre, sur une couche que les dieux maudissent.


  1. Ces guerriers nés des dents d’un dragon s’entretuèrent en se combattant.
  2. Les femmes de Lemnos, pour avoir refusé d’offrir à Vénus un sacrifice annuel, furent affligées d’une espèce de maladie qui rendait désormais impossible leur commerce avec leurs époux. Indignées de leurs dédains, elles conçurent et exécutèrent le projet de les massacrer tous, et déférèrent ensuite à Hypsipyle le droit de gouverner l’île.
  3. Carminas vel caelo possunt deducere Lunam. (VIRG. Eclog. VIII, 69.) Cantus et e curru Lunam deducere tentat. (TIBULL. I. IX, 21.)
  4. Tous les os du corps humain n’étaient pas indistinctement propres aux conjurations. ….quin ossa legant, herbasque nocentes. (HORAT. I. Sat. VIII. 22.)
  5. Cette couronne, ouvrage de Vulcain, était d’or et brillante de pierreries. Bacchus l’avait donnée à Ariane, pour la séduire. Elle fut mise au nombre des constellations.
  6. Uxor mariti sanguine dotata regnunx viri et se pariter adultero tradidit. (JUSTIN. I, cap. 7.)
  7. Lorsque Jason eut épousé Créüse, Médée, dit la fable, s’étant vengée de lui sur les deux enfants qu’elle en avait eus, s’enfuit à travers les airs sur un char traîné par des dragons ailés, et retourna à Colchos.