Vies des grands capitaines/Agésilas

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Hachette et Cie (p. 296-320).

AGÉSILAS

I. Le Lacédémonien Agésilas[1] a été loué par tous les historiens ; il l’a été surtout d’une manière particulière par Xénophon, le disciple de Socrate, avec lequel il vivait très familièrement. Il disputa d’abord le trône à Léotychide, fils de son frère. C’était une coutume transmise aux Lacédémoniens par leurs ancêtres, qu’ils eussent toujours deux rois[2], qui en avaient le nom plus que l’autorité, tirés des deux familles de Proclès et d’Eurysthène, princes de la race d’Hercule qui furent les premiers rois de Sparte. Il n’était pas permis de remplacer l’une de ces deux familles par l’autre, en sorte que chacune conservait son rang de succession. On avait premièrement égard à l’ordre de la naissance, et l’on prenait pour roi l’aîné des fils du prince qui était mort sur le trône. S’il n’avait point laissé d’enfant mâle, alors le plus proche parent était choisi. Le roi Agis, frère d’Agésilas, avait laissé pour fils Léotychide, qu’il n’avait point reconnu[3] de son vivant, mais qu’en mourant il avait avoué. Léotychide disputa l’honneur de la royauté à Agésilas, son oncle paternel ; mais il échoua : car, par la faveur de Lysandre, homme factieux, comme nous l’avons dit ci-dessus, et puissant en ce temps-là, Agésilas fut préféré.

II. Dès que celui-ci fut en possession du gouvernement, il persuada les Lacédémoniens d’envoyer une armée en Asie et de faire la guerre au roi de Perse, leur représentant qu’il était plus à propos de se battre en Asie qu’en Europe. Le bruit s’était en effet répandu qu’Artaxerxès préparait une flotte et des troupes de terre pour les faire marcher contre la Grèce. Agésilas, ayant reçu le pouvoir d’agir, usa d’une si grande célérité, qu’il arriva en Asie avec une armée avant que les satrapes du roi eussent appris qu’il était parti ; de sorte qu’il les trouva tous sans inquiétude et sans défense. Tissapherne, qui avait alors la principale autorité parmi les généraux du roi, instruit de l’arrivée du Lacédémonien, lui demanda une trêve, feignant de travailler à accommoder les Lacédémoniens avec le roi, mais en effet pour rassembler des troupes ; et il en obtint une de trois mois. L’un et l’autre jurèrent de l’observer sans supercherie. Agésilas resta très fidèle à cette convention ; Tissapherne, au contraire, ne s’occupa qu’à préparer la guerre. Quoique le Lacédémonien le sentît, il garda pourtant son serment. Il disait « qu’il gagnait beaucoup en cela, parce que Tissapherne aliénait les hommes de sa cause et irritait les dieux par un parjure ; mais que lui, en gardant sa foi, raffermissait son armée, qui verrait les dieux se déclarer pour elle et les hommes lui être plus attachés, ces derniers ayant coutume d’embrasser le parti de ceux qu’ils voyaient fidèles à leur promesse. »

III. Quand la trêve fut expirée, le barbare, ne doutant point que les ennemis ne se jettent de préférence sur la Carie, parce qu’il y possédait de nombreux domaines, et qu’en ce temps-là cette contrée passait pour très opulente, y avait concentré toutes ses troupes. Mais Agésilas tourna du côté de la Phrygie, et la ravagea avant que Tissapherne eût fait le moindre mouvement. Après que ses soldats se furent enrichis du grand butin qu’ils y firent, il ramena son armée à Éphèse, pour y passer l’hiver, y établit des ateliers d’armes et y fit ses préparatifs de guerre avec la plus grande activité. Afin que ses soldats accordent plus de soin à leurs armes et à leur équipement, il proposa des prix qui seraient donnés à ceux qui se distingueraient par leur zèle. Il fit la même chose pour les différents genres d’exercices, décernant de grandes récompenses à ceux qui y surpassaient les autres. Il parvint, par ces moyens, à avoir une armée très brillante et très exercée. Lorsqu’il jugea qu’il était temps de tirer ses troupes des quartiers d’hiver, il fit réflexion que, s’il déclarait publiquement vers quel pays il allait marcher, les ennemis ne le croiraient pas, et qu’ils occuperaient d’autres régions, ne doutant pas qu’il ne dût faire autrement qu’il n’aurait annoncé. En effet, quoiqu’il eût dit qu’il irait à Sardes, Tissapherne crut encore devoir protéger la Carie. Trompé dans son attente et voyant ses plans déconcertés, il partit, mais trop tard, pour aller défendre les siens. Lorsqu’il arriva, Agésilas avait déjà forcé beaucoup de places et enlevé un grand butin. Ce dernier, voyant que les ennemis lui étaient supérieurs en cavalerie, ne s’exposa jamais en rase campagne, et se battit dans des lieux où les gens de pied étaient les plus forts. Aussi, toutes les fois qu’il en vint aux mains, il repoussa les troupes du roi, malgré leur supériorité numérique, et il se conduisit dans cette guerre de telle sorte que dans l’opinion de tout le monde il était le vainqueur.

IV. Pendant qu’il méditait de partir pour la Perse et d’attaquer le roi lui-même, il lui arriva un courrier dépêché par les éphores, et apportant la nouvelle que les Athéniens et les Béotiens avaient déclaré la guerre aux Lacédémoniens ; on l’engageait à ne pas hésiter à revenir. On ne doit pas moins admirer en ceci son tendre respect pour sa patrie que son mérite militaire. Étant à la tête d’une armée victorieuse, et ayant le plus grand espoir de se rendre maître du royaume des Perses, il se soumit à l’ordre des magistrats, bien qu’éloigné d’eux, avec autant de docilité que s’il se fût trouvé à Sparte, dans l’assemblée, simple particulier. Plût aux dieux que nos généraux eussent voulu suivre cet exemple ! Mais revenons à lui. Agésilas préféra à un puissant empire une bonne renommée, et jugea plus glorieux d’obéir aux lois de sa patrie que de subjuguer l’Asie par les armes. Animé de ces sentiments, il transporta ses troupes de l’autre côté de l’Hellespont avec une telle rapidité, qu’il fit en trente jours un trajet qui avait demandé à Xerxès une année entière. Il approchait du Péloponnèse, quand les Athéniens, avec les Béotiens et le reste de leurs alliés, tentèrent, auprès de Coronée[4], de lui fermer le passage ; mais il les défit dans une bataille terrible. Voici peut-être, le trait le plus glorieux de sa victoire : la plupart des fuyards s’étant réfugiés dans le temple de Minerve, on lui demanda ce qu’il voulait qu’on fît à leur égard ; bien qu’il eût reçu plusieurs blessures dans le combat, et qu’il se montrât irrité contre tous ceux qui avaient porté les armes contre lui, il sacrifia sa colère à la religion et défendit qu’on leur fît aucun mal. Ce ne fut pas seulement en Grèce qu’il respecta les temples des dieux ; mais chez les barbares même il conserva avec le plus grand scrupule toutes les images et tous les autels. Aussi disait-il souvent qu’il s’étonnait de ne pas voir mettre au nombre des sacrilèges ceux qui maltraitaient des suppliants, et de ne pas voir punir ceux qui portaient atteinte à la religion plus sévèrement que ceux qui dépouillaient les temples.

V. Après la bataille de Coronée, tout l’effort de la guerre se concentra autour de Corinthe ; ce fut pour cette raison qu’on l’appela la guerre corinthienne. Dans un seul combat où commandait Agésilas, les ennemis perdirent dix mille hommes, et ce revers parut avoir ruiné leurs forces ; mais, loin de tirer vanité de son triomphe, il déplora la fortune de la Grèce, rendue veuve de tant d’enfants par la faute de ses ennemis : car, si les Grecs eussent été sages, c’était là un nombre de soldats suffisant pour tirer des Perses une vengeance éclatante. Lorsqu’il eut contraint les ennemis de se renfermer dans leurs murailles, de tous côtés on le pressait d'assiéger Corinthe ; mais il répondit qu’une telle conduite répugnait à son caractère, son rôle étant de forcer à rentrer dans leur devoir ceux qui s’en écartaient, et non de prendre d’assaut les villes les plus célèbres de la Grèce. « En effet, ajouta-t-il, si nous voulons anéantir ceux qui se sont rangés avec nous contre les barbares, ce sera nous vaincre nous-mêmes, sans que les Perses s’en mêlent, et, lorsqu’ils le voudront, ils n’auront plus de peine à nous asservir. »

VI. Cependant arriva cette journée de Leuctres, si désastreuse aux Lacédémoniens ; pressé par une foule de citoyens d’entrer en campagne, Agésilas s’y refusa, comme s’il eût prévu l’issue de la lutte. Mais quand Épaminondas mit le siège devant Sparte, bien que la ville n’eût point de remparts, il se montra si grand capitaine que, de l’aveu de tous les contemporains, s’il n’eût existé, c’en était fait de Sparte. Dans ce moment suprême, son activité sauva tout. En effet, tandis que quelques jeunes gens, épouvantés de l’approche de l’ennemi, voulaient passer aux Thébains et s’étaient emparés d’une hauteur hors de la ville, Agésilas, comprenant combien ce serait une chose funeste que l’exemple d’une tentative de désertion, se porta sur cette éminence avec les siens, et, comme si les jeunes gens avaient agi dans de bonnes intentions, il les félicita d’avoir eu l’idée d’occuper un poste aussi important, ajoutant qu’il avait songé lui-même à s’en rendre maître. Ces éloges simulés ramenèrent les jeunes déserteurs, et, en laissant avec eux une partie de ceux qui l’avaient accompagné, il s’assura du poste : en effet, voyant leur nombre grossi d’hommes étrangers à leur complot, ils osèrent d’autant moins bouger qu’ils croyaient leurs intentions ignorées.

VII. Il est certain que jamais, après la défaite de Leuctres, les Lacédémoniens ne purent se relever ni recouvrer leur ancienne prééminence ; cependant Agésilas ne cessa jamais d’aider sa patrie de tout son pouvoir. Les Lacédémoniens manquaient surtout d’argent ; il donna son appui à tous ceux qui se détachaient du roi de Perse, et consacra à soulager sa patrie avec les sommes considérables qu’il reçut d’eux. Un des traits les plus admirables de son caractère, c’est que, tandis que les rois, les gouverneurs et les villes le comblaient de présents magnifiques, il ne prit jamais rien pour lui et ne changea rien ni à la manière de vivre ni aux vêtements des Spartiates. II se contenta de la maison qu’avait habitée Eurysthène, l’auteur de sa race ; on n’y voyait en entrant rien qui annonçât le luxe ou le plaisir ; tout, au contraire, y témoignait la patience et la frugalité. Elle était en effet meublée de telle sorte que rien ne la distinguait de l’habitation du plus pauvre particulier.

VIII. Si la nature s’était montrée libérale pour ce grand homme du côté des qualités de l’âme, il la trouva malveillante pour les dons du corps : en effet, il était de petite taille, de chétive apparence, et boiteux d’un pied. Cette infirmité le rendait quelque peu difforme : ceux qui le voyaient sans le connaître le méprisaient ; mais ceux qui connaissaient ses grandes qualités ne pouvaient assez l’admirer. Ainsi, lorsqu’à l’âge de quatre-vingts ans il alla en Égypte au secours de Tachos, il s’était couché sur le rivage avec les siens, sans aucun abri, n’ayant pour lit que la terre recouverte de fourrage sur lequel on avait simplement jeté des peaux ; ses compagnons s’étaient couchés près de lui, vêtus d’habits grossiers et usés, et leur costume, loin d’annoncer un roi parmi eux, faisait plutôt soupçonner la présence d’un homme peu opulent. La nouvelle de son arrivée étant parvenue aux officiers du roi, on s’empressa de lui apporter des présents de toute sorte. Ceux qui en étaient chargés demandèrent Agésilas, et on eut peine à leur faire croire que c’était un de ceux qui se trouvaient couchés là. Ils lui remirent au nom du roi les objets qu’ils avaient apportés ; mais il n’accepta rien que des quartiers de veau et d’autres provisions du même genre, qui lui étaient nécessaires pour le moment ; il distribua à ses esclaves les parfums, les couronnes, le dessert, et ordonna de remporter le reste. Les barbares le méprisèrent plus encore pour cela, pensant que le choix qu’il avait fait venait de son ignorance des bonnes choses. Il revenait d’Égypte avec deux cent vingt talents que le roi Nectanabis[5] lui avait donnés et qu’il voulait offrir à sa patrie ; arrivé au port de Ménélas, qui est situé entre l’Égypte et la Cyrénaïque, il tomba malade et mourut. Ses amis, afin de le transporter plus facilement à Sparte, l’enduisirent de cire, à défaut de miel, et le ramenèrent ainsi dans son pays[6].

  1. Il était le fils d'Archidamos, roi de Sparte.
  2. Les rois de Sparte avaient au-dessus d'eux des magistrats suprêmes, appelés éphores, autrement dit des inspecteurs, des surveillants.
  3. On le croyait fils d'Alcibiade que la femme d'Agis avait aimé.
  4. Ville de Béotie.
  5. Nectanabis avait usurpé le trône d'Égypte avec le secours d'Agésilas.
  6. Agésilas mourut à l'âge de 84 ans; il en avait passé quarante et un sur le trône.