Vies des grands capitaines/Phocion

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Hachette et Cie (p. 362-372).

PHOCION

I. Quoique l’Athénien Phocion[1] ait souvent été à la tête des armées, et qu’il ait rempli les plus grandes magistratures, cependant l’intégrité de sa vie est beaucoup plus connue que ses travaux militaires. On ne fait donc aucune mention de ceux-ci, mais on célèbre beaucoup celle-là, pour laquelle il fut appelé l’homme de bien. Car il fut perpétuellement pauvre, tandis qu’il pouvait être très riche, à cause des fréquents honneurs qui lui avaient été conférés et des charges considérables qui lui étaient données par le peuple. Comme il refusait de grands présents en argent de la part du roi Philippe, et que les envoyés de ce prince pour l’engager à les accepter, lui représentaient que, s’il s’en passait facilement lui-même, il devait cependant avoir égard à ses enfants, auxquels il serait difficile, dans une extrême pauvreté, de soutenir la gloire de leur père, Phocion leur dit : « S’ils sont semblables à moi, ce même petit champ, qui m’a conduit à cette considération, les nourrira ; et s’ils ne me ressemblent pas, je ne veux point leur fournir de ressources pour alimenter et accroître leur dérèglement. »

II. La fortune lui ayant été prospère presque jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans, il devint, dans les derniers temps de sa vie, très odieux à ses concitoyens : premièrement, parce qu’il était convenu avec Démade[2] de livrer la ville d’Athènes à Antipater ; et, en second lieu, parce que, sur son conseil, Démosthène et tous les autres citoyens qu’on jugeait bien mériter de la république avaient été exilés par un décret du peuple. Et il n’avait pas seulement offensé les esprits en ce qu’il avait mal servi la patrie à cet égard, mais encore en ce qu’il n’avait pas été fidèle à l’amitié : car c’était par la protection et à l’aide de Démosthène, qui le soutenait sous main contre Charès, qu’il était monté au degré d’élévation qu’il occupait ; défendu en divers temps par le même Démosthène, dans des affaires où il s’agissait de sa vie, il en était sorti acquitté. Phocion non seulement ne le protégea point dans ses dangers, mais encore le livra. Une accusation lui fut surtout fatale : tandis qu’il gouvernait la république, Dercylle l’avertit que Nicanor, lieutenant de Cassandre, cherchait à surprendre le Pirée, sans lequel Athènes ne peut absolument pas exister ; et le même Dercylle le requérait de pourvoir à ce que la ville ne fût pas privée de vivres : Phocion lui répondit qu’il n’existait point de danger, et qu’il était garant de tout. Cependant, peu de temps après, Nicanor se rendit maître du Pirée. Le peuple étant accouru armé pour reprendre le Pirée, non seulement Phocion n’appela personne aux armes, mais il ne voulut pas même se mettre à la tête de ceux qui étaient armés.

III. Il y avait alors à Athènes deux factions, dont l’une soutenait la cause du peuple, l’autre celle des grands. Dans celle-ci étaient Phocion et Démétrius de Phalère : l’une et l’autre s’appuyait sur la protection des Macédoniens. Car le parti populaire favorisait Polysperchon[3] ; les grands étaient pour Cassandre. Cependant celui-ci fut chassé de la Macédoine par Polysperchon, le peuple, devenu par là le plus fort, bannit aussitôt de leur patrie les chefs de la faction contraire, condamnés à perdre la tête, et parmi eux Phocion et Démétrius de Phalère ; et il envoya à cette occasion des ambassadeurs à Polysperchon, pour le prier de confirmer ses décrets. Phocion partit pour le même endroit. Quand il y fut arrivé, il reçut ordre de plaider sa cause, en apparence auprès du roi Philippe[4], mais en réalité auprès de Polysperchon ; car ce dernier était alors à la tête des affaires du roi. Accusé par Agnonide[5] d’avoir livré le Pirée à Nicanor, il fut jeté en prison par sentence du conseil, et traduit à Athènes, pour que son procès lui fût fait selon les lois.

IV. Dès qu’on fut arrivé, Phocion étant porté sur une voiture parce qu’il ne pouvait déjà plus aller à pied à cause de son grand âge, il se fit un grand concours de peuple. Les uns, se rappelant son ancienne réputation, avaient pitié de sa vieillesse ; mais le plus grand nombre était enflammé de colère, parce qu’on le soupçonnait d’avoir livré le Pirée, et surtout parce que, dans sa vieillesse, il s’était déclaré contre les intérêts du peuple. C’est pourquoi on ne lui donna pas même la faculté de parler et de plaider sa cause. Ayant été ensuite condamné par les juges, après quelques formalités légales, il fut livré aux Onze, auxquels, selon l’usage des Athéniens, ceux qui sont condamnés pour trahison ont coutume d’être remis. Pendant qu’il était conduit à la mort, Emphylète[6], avec, qui il avait été lié d’amitié, se présenta devant lui. Ce citoyen lui ayant dit, les larmes aux yeux : « Ah ! Phocion, quel indigne traitement ! » il lui répondit : « Je n’en suis point surpris ; car c’est la fin qu’ont eue la plupart des grands hommes d’Athènes. » La haine de la multitude contre lui fut si forte, qu’aucune personne libre n’osa lui rendre les derniers devoirs. Il fut donc enseveli par des esclaves.

  1. Phocion était fils de Phocus, homme illustre selon Plutarque, Obscur selon Élien.
  2. Démade, rival de Démosthène, avait été avec Phocion député vers Antigone. Cet orateur, vendu à la cause des Macédoniens, finit par être victime de ses intrigues. Une lettre, qu'il avait écrite sur Antigone, pour l'exciter à envahir la Grèce, fut interceptée par Antipater qui le fit périr.
  3. Polysperchon était un des généraux d'Alexandre. Antipater mourant lui avait légué ses États, à l'exclusion de son fils Cassandre: préférence qui fut la cause de plusieurs guerres. La popularité de Polysperchon parmi les Athéniens venait de ce qu'il avait promis de leur rendre la liberté.
  4. Philippe Arrhidée, frère d'Alexandre le Grand. Polysperchon n'était de nom que tuteur du roi légitime.
  5. Rhéteur athénien envoyé pour accuser Phocion.
  6. Ce nom n'est cité par aucun historien. Il est possible que Cornélius Népos se soit mépris dans la lecture d'un manuscrit.