Affaires de Buénos-Ayres

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AFFAIRES
DE
BUÉNOS-AYRES.

Expéditions de la France contre la République Argentine.

§ I. – ORIGINE DES DIFFÉRENDS, EXPOSÉ DE NOS GRIEFS.

Tant que dura la restauration, le gouvernement français se montra fort sévère à l’égard des nouvelles républiques de l’Amérique. En vain celles-ci vinrent-elles nous supplier de reconnaître leur indépendance, de les admettre au nombre des nations souveraines ; nous repoussâmes toujours, et souvent avec dédain, les avances qu’elles nous firent. En cela, la restauration obéissait à des sympathies de famille, à son principe même d’existence, que ce monde républicain, éclos de la révolte contre la légitimité et contre la domination des Bourbons d’Espagne, avait violemment heurté. On peut regarder cette répulsion instinctive et maladroite comme le prétexte, sinon comme la cause première, des défiances que nous inspirons aux gouvernemens nouveaux de l’ancienne Amérique espagnole. Ajoutons que l’Espagne avait basé sur la haine de l’étranger le pouvoir absolu qu’elle exerça pendant trois siècles dans ces contrées, et le temps seul peut effacer complètement un préjugé si fatal et si profondément enraciné. Aussi, bien qu’à Buénos-Ayres, un contact plus fréquent et plus ancien avec les étrangers, une certaine confraternité d’armes avec eux pendant la guerre de l’indépendance, des circonstances particulières enfin, aient fort affaibli cette prévention fâcheuse, on y retrouve souvent encore le vieux levain d’antipathie presque judaïque que la race espagnole semble porter dans son sang contre toutes les autres races.

La révolution de juillet amena de notre part un changement total de politique à l’égard de l’Amérique espagnole ; malheureusement, il faut le dire, nous nous jetâmes dans un autre extrême. Les plaintes du commerce contre les préjugés exclusifs des Bourbons de la branche aînée avaient été si vives, si générales, qu’on crut devoir donner une satisfaction à cette espèce de cri public, et faire un acte de haute politique, en reconnaissant sans aucune condition l’indépendance de toutes les nouvelles républiques de l’Amérique. Si alors on eût stipulé pour nos compatriotes établis dans ces contrées des avantages commerciaux, des garanties pour leurs personnes et leurs propriétés, on se fût épargné de grands embarras pour l’avenir ; mais l’idée d’une reconnaissance sans condition avait été si souvent mise en avant, si souvent employée par l’ancienne opposition comme une arme offensive contre les tendances de la légitimité, que personne n’eût osé en contester l’opportunité. On comptait d’ailleurs sur un retour de générosité chez ces peuples nouveaux, auxquels on tendait la main pour les élever tout à coup au rang des nations. Plein de confiance dans les résultats de la haute faveur qu’il venait d’accorder, le cabinet des Tuileries décida donc qu’à l’avenir il entretiendrait à Buénos-Ayres un consul-général chargé d’affaires. Le premier qu’on nomma fut M. de la Forêt.

Mais la reconnaissance n’est point la vertu des peuples. La République Argentine refusa tout net l’envoyé diplomatique de la France, sous le prétexte que sa conduite dans une mission précédente au Chili avait été hautement blâmable. Certes, la leçon était sévère pour le ministère des affaires étrangères et rudement donnée. La France ne s’émut point à cet affront fait à son représentant par une petite république lointaine dont elle connaissait à peine le nom. Nous nous contentâmes de remplacer M. de la Forêt. Le choix tomba sur le marquis de Vins de Peyssac, qui avait déjà rempli les fonctions de consul-général successivement à Cadix, à New-York, à la Havane. Le caractère conciliant de M. de Vins de Peyssac était bien connu. Cependant, pour éviter toute difficulté, il lui fut recommandé de se faire reconnaître d’abord en sa qualité de consul-général seulement, et de ne présenter ses lettres de créance comme chargé d’affaires de France qu’après avoir bien sondé les dispositions du gouvernement argentin, et s’être assuré d’une manière positive que l’exequatur lui serait accordé sur-le-champ. Malgré cette prudente invitation, M. de Peyssac se fit tout d’abord annoncer avec son double titre, et il fut admis immédiatement comme consul ; mais, avant de l’autoriser à exercer ses fonctions diplomatiques, on lui fit subir un honteux noviciat. Pourquoi ces hésitations, ces délais dans une semblable question ? Le gouvernement de Buénos-Ayres avait à s’expliquer. Aux sollicitations de notre agent, tantôt on répondait que la chambre des représentans était occupée d’affaires trop importantes pour qu’il lui restât le temps de jeter les yeux sur les lettres patentes de l’envoyé de la France, tantôt on alléguait d’autres prétextes non moins frivoles et non moins offensans. Avouons-le franchement, la dignité de la France fut compromise alors, et cette conduite dilatoire du gouvernement de Buénos-Ayres était d’autant plus humiliante pour nous, que déjà et depuis long-temps les Anglais jouissaient des franchises et des garanties d’un traité de commerce fort libéral. Mais la faute était commise, et M. de Vins, qui voulait à tout prix justifier aux yeux de son gouvernement la légèreté de sa première démarche, en dévorait en silence les fruits amers. Pendant près d’une année, il dut caresser tous les caprices du gouverneur-général Rosas. Ce temps d’épreuve achevé, on voulut bien l’admettre enfin comme chargé d’affaires de France auprès de la République Argentine, avec la clause expresse toutefois que cela ne tirerait pas à conséquence pour l’avenir. Le gouvernement français blâma vivement, nous devons le dire, son agent de s’être soumis à cette indigne condition ; mais le gouverneur Rosas et ses ministres étaient satisfaits dans leur orgueil : pouvaient-ils espérer un représentant de la France plus souple, plus accommodant, plus docile ? Aussi le traitèrent-ils depuis avec toutes les démonstrations d’une bienveillance extrême ; et à la mort de M. de Vins, qui suivit bientôt sa reconnaissance comme chargé d’affaires, ils lui firent de magnifiques funérailles ; le ministre des relations extérieures prononça son oraison funèbre et pleura sur sa tombe ; aujourd’hui encore ils ne parlent de M. de Vins qu’avec un vif sentiment de regret.

Un simple élève consul, M. Roger, attaché à la mission de M. de Vins, se trouva dès-lors chargé par intérim des fonctions consulaires. Peut-être le général Rosas n’était-il pas fâché de voir ce poste occupé par un jeune homme qui, distrait par les plaisirs et retenu d’ailleurs par l’infériorité de son rang, ne pourrait ou n’oserait s’élever contre les actes arbitraires du gouvernement auprès duquel il était accidentellement appelé à résider. Rosas traita avec une apparente confiance notre jeune vice-consul, l’admit dans son intimité ; et celui-ci, charmé d’être l’objet des caresses du gouverneur, se montra obséquieux à son tour et plein de déférence. Cependant le général argentin laissa percer bientôt le peu de considération qu’il avait pour notre agent. Le jeune vice-consul, ardent, de mœurs faciles, d’intelligence prompte, saisissant bien les rapports des choses, mais dédaignant trop peut-être l’influence des considérations personnelles dans les relations politiques, se sentit vivement blessé ; il ne sut point retenir les éclats de son mécontentement. À un enthousiasme irréfléchi succéda la haine ; une lutte d’homme à homme, bien inégale du côté de notre agent, s’engagea. L’amour-propre blessé se retrancha derrière les intérêts du pays. Dans ces régions lointaines, où la loi n’est souvent qu’un vain mot, où la volonté du chef constitue presque toute l’autorité, plus d’une occasion devait s’offrir pour compromettre les deux nations et les entraîner dans un conflit. Au milieu d’un peuple à peine organisé, les étrangers ont toujours quelque réclamation pendante, soit pour violation de priviléges, soit pour déni de justice ; il suffisait d’aigrir un peu les plaintes ou de les présenter sur le ton de la menace.

À cette époque, c’était vers la fin de 1837 et dans les premiers mois de 1838, le ministère français éprouvait de graves embarras : la coalition des opinions les plus divergentes qui s’était formée contre lui le menaçait d’une crise. En présence de cette situation difficile à l’intérieur le gouvernement sentait d’autant plus vivement le besoin de terminer avec éclat nos affaires d’Amérique. De là les expéditions du Mexique et de Buénos-Ayres. Certes, il n’entra jamais dans les vues des ministres de la France de lancer leur pays, par distraction seulement, dans une querelle longue et coûteuse, au risque d’un conflit sanglant, dont l’issue nous poussait forcément à prendre pied sur les bords de la Plata, et à nous fourvoyer dans les guerres civiles d’un pays séparé de nous par deux mille lieues de mer. L’idée n’était pas venue davantage d’employer ainsi cinquante navires de guerre et plus de cinq mille matelots sans but, sans espérances, alors qu’on pouvait déjà pressentir les germes d’une guerre générale en Europe. Mais on représentait le gouverneur Rosas comme un tyran atteint de folie, comme un chef perdu de crédit, désormais sans influence sur son pays, et qu’une simple menace de la France amènerait à résipiscence, ou ferait infailliblement tomber. Sur ces données, dont on ne vérifia pas assez l’exactitude, l’agent consulaire reçut l’ordre de réunir tous ses griefs contre l’administration de Buénos-Ayres, d’insister sur nos réclamations, et de faire entendre au dictateur de la République Argentine un langage énergique.

On commettait une étrange erreur dans l’appréciation des ressources du général Rosas ; mais à qui la faute ? Un gouvernement, quel qu’il soit, ne peut se former une idée précise des contrées lointaines où il entretient des relations que sur les rapports de ses agens. Si les faits que nous allons retracer provoquent quelque désapprobation, que le blâme en retombe sur les hommes qui, chargés de la grave mission de juger des forces de l’ennemi, de mesurer le danger et de rendre compte des faits, se firent sans doute illusion à eux-mêmes, prirent leurs désirs pour la réalité, et entraînèrent leur gouvernement et leur pays dans des dépenses sans profit et sans gloire.

Les journaux ont retenti si long-temps de nos griefs, qu’il suffira de rappeler ici les principaux.

César-Hippolyte Bacle avait établi à Buénos-Ayres une imprimerie lithographique. Ses affaires allaient mal : il forma le projet de transporter son établissement au Chili, où il avait fait un voyage. Il publia sur l’administration de la république quelques articles où le gouvernement de Rosas était amèrement critiqué[1]. Bacle avait en outre des relations avec l’ex-président Rivadavia. Il fut décrété de haute trahison, jeté dans un cachot, jugé et condamné à mort. L’intervention des consuls de France et d’Angleterre fit suspendre l’exécution de Bacle ; on lui rendit même sa liberté ; il put rentrer dans sa famille, où il mourut quelque temps après.

Pierre Lavie tenait un café qu’il avait fondé lui-même et qui prospérait. Un soupçon de vol plana sur lui, l’autorité se saisit de l’affaire. Lavie fut livré aux tribunaux, convaincu légalement, et condamné à six mois de prison.

Bacle était Suisse, mais sous la protection de la France ; Lavie est citoyen français.[2]

Notre agent prétendait que le jugement des tribunaux, dans ces deux affaires, était inique, et réclamait contre leur décision, comme violant le droit des Français. Le gouvernement argentin soutenait au contraire que les formes légales de la république avaient été respectées, et maintenait les arrêts de ses tribunaux, qu’il adoucit seulement en faveur de Bacle.

Un autre grief encore vint figurer dans nos plaintes. Une loi fondamentale de la république dénationalise les étrangers après deux ans de séjour sur le territoire argentin. En vertu de cette loi, on avait imposé le service de la milice à deux Français ; le vice-consul exigeait qu’on les déchargeât de cette obligation.

§ II. — RUPTURE. — DÉCLARATION DU BLOCUS ET SES PREMIÈRES CONSÉQUENCES.

Dès que notre agent consulaire eut pressenti les nouvelles dispositions du gouvernement français, il se mit à l’aise dans ses sentimens personnels ; sa parole devint vive : nos réclamations, faites jusqu’alors avec l’accent de la prière, portèrent avec elles la menace. À ce brusque changement, le dictateur de Buénos-Ayres, loin de se laisser abattre, se raidit davantage. Il s’étonna que l’agent qu’il reconnaissait à peine comme consul revendiquât des priviléges diplomatiques et osât s’arroger le droit de traiter des questions qu’un chargé d’affaires seul eût pu aborder. Jamais il ne voulut voir en notre vice-consul le vrai représentant de son pays, ni trouver dans son langage l’expression des volontés de la France ; il dédaigna même de répondre, comme si ce n’eût été qu’une moquerie.

D’un autre côté, nos compatriotes s’échauffaient et prenaient une part active dans la querelle. C’est une chose curieuse à observer que la population française dans toutes les républiques espagnoles. Composée en grande partie d’ouvriers et d’artisans de toute sorte, de tailleurs, de cordonniers, de boulangers, d’ébénistes, de commis attachés à des maisons de commerce, d’individus qui pour la plupart ont été obligés de quitter leur patrie, soit parce qu’ils n’y pouvaient trouver qu’une existence misérable, soit parce que de mauvaises affaires les en ont chassés, tous ces hommes enfin qui n’étaient rien en France, transportés tout à coup au milieu d’une civilisation informe, s’y croient d’une nature supérieure, parce qu’ils conservent encore un reflet de la noble terre qui les enfanta : ils se donnent comme les représentans de la grande nation, parlent haut, parfois avec arrogance, et blessent trop souvent les indigènes par leurs prétentions exorbitantes. Les exigences de nos agens ne sont pas moins exagérées : ils voudraient imposer aux populations, et le moindre d’entre eux prétend à la considération qui entoure un ambassadeur. Les plus ardens allèrent s’inspirer chez le jeune consul, et celui-ci, faisant de la politique à ciel ouvert, haranguait les adeptes, donnait le mot d’ordre et s’enivrait, ainsi que son entourage, à la comparaison de la toute-puissance de la France avec la faiblesse de la république de Buénos-Ayres.

On va vite dans cette voie brûlante. Au mois de janvier 1838, notre agent exigea d’une manière péremptoire les satisfactions qu’il réclamait depuis longtemps. Il fallait y faire droit sur-le-champ, ou s’attendre à voir fondre sur le pays de grands malheurs. Le général Rosas ne comprit pas bien tout le danger de cette notification : il sourit même de mépris aux menaces du jeune vice-consul ; il ne croyait point braver réellement la colère de la France. Notre agent prit un parti extrême : il ferma sa chancellerie, et le drapeau tricolore cessa de flotter sur la terrasse de la maison consulaire.

Que dans un pays tel que la République Argentine le commandant d’une force armée tente spontanément un coup de main pour obtenir la réparation d’une insulte, d’un grief, dont ses nationaux ont à se plaindre ; soit qu’il réussisse, soit qu’il échoue, il ne s’ensuit point forcément une querelle entre les nations : les gouvernans peuvent, selon leurs convenances, accepter ou répudier les conséquences du fait. Mais quand un agent politique se retire avec éclat du pays où il était accrédité, il oppose nation à nation, le différend s’aigrit entre les gouvernemens sous le regard jaloux des peuples, l’amour-propre national s’en mêle, et presque toujours l’issue de la querelle est sanglante. Ainsi advint-il quand notre vice-consul parla comme agent diplomatique et se retira à Montevideo. Là, les proscrits de la République Argentine l’entourèrent, et son indignation se fortifia de toutes leurs fureurs : ils le caressèrent du titre de vengeur de l’humanité, et lui, comme par reconnaissance, les laissa rêver le retour dans leur patrie à l’abri des armes de la France et le châtiment de leur persécuteur sous les coups de la commune vengeance.

Alors se trouvait à Rio-Janeiro, commandant les forces navales françaises au Brésil et dans la Plata, le contre-amiral Leblanc. Il avait l’ordre de prêter à l’agent consulaire l’appui de sa division. En prenant une pareille résolution, le gouvernement français s’était laissé gagner aux raisons de son agent, qui affirmait que la vue seule de nos navires de guerre frapperait de terreur le général Rosas. À l’appel du vice-consul, l’amiral se rendit à Montevideo vers la fin du mois de mars 1838. Cependant, avant de laisser déclarer le blocus de Buénos-Ayres dont il espérait un effet magique, l’agent consulaire, par une appréhension vague sur le résultat de ses plans, jugea convenable de tenter une nouvelle sommation. Il rentra dans la ville et y resta trois jours. Mais en vain annonça-t-il que l’heure de la vengeance était proche, que les vaisseaux de la France allaient arriver pour accomplir ses menaces ; en vain essaya-t-il de séparer la cause du gouverneur de celle de la nation, répétant que c’était le général Rosas seul et non le peuple argentin que nous poursuivions : on le traita comme un faux prophète, sa voix fut méprisée.

Quand l’amiral Leblanc vint mouiller dans la Plata, son pavillon flottait sur la frégate la Minerve. Il se rendit devant Buénos-Ayres avec notre agent sur la gabarre l’Expéditive, l’eau manquant aux frégates pour remonter la rivière. À sa venue, le gouvernement argentin, rejetant toute la faute du malentendu sur le caractère privé du jeune agent consulaire, engagea l’amiral à descendre à terre, l’assurant que tout s’arrangerait à l’amiable dès qu’un homme grave, un véritable mandataire politique, viendrait parler au nom de la France. Les journaux du pays, écho de leur gouvernement, répétèrent à l’envi cette assertion. Mais notre agent, qu’une circonstance fortuite portait dès le début de sa carrière, à la tête d’une affaire où il allait engager le grand nom de la France, enflait son langage, et criait qu’il y aurait déshonneur pour un officier général de la marine française à négocier et à traiter avec des hommes qu’une menace amènerait humiliés à ses pieds. Malheureusement le vieux marin se laissa entraîner aux conseils ardens du jeune consul. L’amiral resta sur ses vaisseaux, et ce fut de là que, le 28 mars 1838, fut déclaré le blocus des ports de la République Argentine.

On s’étonne, et c’est avec raison sans doute, que, dans une affaire dont les conséquences devaient être si graves pour son pays, l’amiral Leblanc, sur le point de jeter dans la balance l’autorité de sa parole et le poids de ses canons, se soit décidé sur la foi d’un jeune homme qu’il connaissait à peine ; qu’il ait refusé d’aller juger par lui-même des hommes, et des choses, alors que l’ennemi l’en suppliait et remettait pour ainsi dire à sa haute sagesse, dès qu’elle serait éclairée sur les lieux, le pouvoir d’imposer les conditions de la paix. Sans doute, il y allait de la réputation du vice-consul de représenter toutes ces protestations comme un leurre, comme une fourberie nouvelle où l’on voulait enlacer le chef-militaire : cet avis prévalut dans nos conseils. Maintenant les évènemens vont se dérouler.

Qu’il nous soit permis de placer ici quelques réflexions préliminaires ; elles sont indispensables pour donner une pleine intelligence du blocus et montrer de quelle manière il fut conduit.

Le Rio de la Plata, ou Rivière d’Argent, est le déversoir commun des eaux qui descendent du versant oriental de la Cordillière des Andes, des montagnes du Brésil et de la chaîne transversale qui réunit ces hautes terres en marquant de ses crêtes la frontière du Pérou. Ce vaste bassin commence au point de jonction de l’Uruguay et du Parana, fleuves immenses dont l’un est navigable à deux cents lieues et l’autre à six cents lieues de son confluent. C’est dans les plaines sans bornes sillonnées par ces magnifiques cours d’eau et leurs affluens que sont éparses les diverses provinces dont se compose la République Argentine. Les marins considèrent le Rio de la Plata comme une petite mer méditerranée, comme un bras de l’Atlantique, car il a près de quatre-vingts lieues de profondeur dans l’intérieur des terres, et l’on compte cent cinquante milles de distance entre les deux caps qui marquent l’endroit où ses eaux viennent se mêler aux eaux de l’Océan. L’hydrographie du Rio de la Plata ayant été jusqu’ici incomplète ou mal faite, la navigation de ce fleuve conservait quelque chose d’incertain et de fabuleux : on savait que sous ses flots se cachent d’innombrables bancs où bien des navires sont restés ensevelis, que des courans rapides portent et reportent alternativement ses eaux du rivage à la mer, et de la mer à ses rives intérieures, en suivant mille canaux tortueux. Bien des navigateurs ne parlent encore qu’avec effroi des pamperos, de ces coups de vent éclos dans les déserts des pampas, qui balaient inopinément le fleuve dans toute sa longueur et vont ensuite expirer à deux ou trois cents lieues dans l’Atlantique. Tous ces dangers exagérés ou mal appréciés provoquaient des craintes irréfléchies. La rive gauche ou septentrionale du fleuve est occupée par la république orientale de l’Uruguay[3] ; la rive droite sert de frontière naturelle à la province de Buénos-Ayres.

C’est sur cette dernière rive et presque au fond de la rivière qu’est située la ville qui donne son nom à toute la province. Autrefois la résidence des vice-rois, on la regarde aujourd’hui comme la capitale de la République Argentine. Il y a douze ans, on comptait dans son enceinte plus de quatre-vingt mille habitans ; mais elle a singulièrement déchu depuis cette époque. Les guerres civiles, les proscriptions et le blocus de la France ont réduit sa population à cinquante mille ames à peine. Là se trouve l’entrepôt général des marchandises dont l’Europe alimente les provinces intérieures, là aussi viennent s’entasser tous les produits de la contrée, et c’est dans la rade de Buénos-Ayres, rade foraine et ouverte à tous les vents, que se réunissent les mille navires chargés annuellement du commerce d’échange entre cette partie de l’Amérique et le reste du monde.

On voit tout d’abord qu’il y avait deux manières d’établir le blocus : ou bien on pouvait fermer complètement la rivière en traçant une ligne de croisière d’un cap à l’autre de son embouchure, choisissant Rio-Janeiro comme pivot de la station, comme point de ravitaillement de nos navires, et alors on bloquait tout à la fois et les provinces argentines et la république de l’Uruguay ; ou bien, laissant libre toute la Bande Orientale, et même se l’attachant par les liens d’un intérêt commun, on pouvait se borner à éparpiller le long de la côte méridionale de la Plata, sur les hauts-fonds dont elle est bordée, un réseau de petits navires qui la tiendraient étroitement gardée. Dans cette dernière combinaison, Montevideo devenait le point d’appui de toutes nos opérations : nous y trouvions un port de refuge, de ravitaillement et de radoub pour notre division navale.

Ainsi se trouvaient en présence deux systèmes opposés dans leurs principes, l’un repoussant loin de nous l’état oriental, l’autre recherchant son amitié. Pour nous décider dans cette alternative, il fallait donc que nous prissions en considération l’état politique du pays.

Deux partis en armes se disputaient, à cette époque, le pouvoir dans la république de l’Uruguay : le premier obéissait au président légal de la république, Oribe ; le second, révolté contre l’autorité légitime, reconnaissait pour son chef le général don Fructuoso Rivera, ex-président de l’état, alors proscrit et forcément jeté à la tête de la révolution. Don Fructuoso avait pour lui l’influence que donne un habile exercice du pouvoir suprême pendant quatre années, l’éclat de son nom, le souvenir de grands services militaires rendus à la patrie dans les guerres de l’indépendance contre les Espagnols et contre les Portugais qu’il expulsa de la république, l’autorité qui s’attache toujours à un grand citoyen injustement persécuté, enfin un prestige puissant vis-à-vis de l’armée, et une popularité extrême parmi les gens de la campagne, riches propriétaires aussi bien que paysans. Don Fructuoso est en effet leur patron et leur camarade, il les apostrophe par leurs noms, il leur frappe sur l’épaule, il partage volontiers leurs habitudes et surtout leurs plaisirs ; il se les attache par une générosité sans bornes, par une sorte de lien féodal en leur donnant des terres sans rétribution, en franc aleu ; aussi aiment-ils tous leur compadre Rivera. Oribe, moins populaire, entouré de bien moins d’illustration, tirait sa force principale de la ville de Montevideo, la plus grande partie des habitans s’étant prononcée énergiquement pour lui, par opposition radicale au parti de la campagne : il comptait aussi sur la grande majorité de la population des rives de l’Uruguay, puissamment intéressée à sa conservation ; enfin à cette opinion s’étaient joints naturellement tous ceux qui étaient mécontens de l’ancienne administration. Chaque parti avait son nom : les rouges (colorados) à la suite du général Rivera, les blancs (blanquillos) à la suite du président Oribe ; chacun était classé d’après la couleur de son drapeau.

Le général Rosas et le général Rivera se haïssent profondément. Nous n’entrerons pas dans le détail des évènemens qui ont fait éclater ce sentiment entre deux chefs dont la puissance a la même origine et la même base, qui tous deux s’appuient sur le même élément de force, la campagne. Qu’il nous suffise ici de constater le fait et d’indiquer une opposition complète entre les caractères de ces deux hommes : Rosas vindicatif, cruel, implacable ; Rivera sans fiel, débonnaire même, du moins en apparence, incapable de se laisser emporter à aucun élan de colère ou de vengeance, pardonnant et faisant du bien à tous ses ennemis. Quant au président Oribe, il est entièrement dévoué au général Rosas, et celui-ci considérait leur cause comme unie si étroitement, qu’il était prêt à intervenir dans la république de l’Uruguay comme protecteur armé de l’état actuel des choses, soit pour repousser une agression étrangère, soit même pour étouffer les révoltes intérieures.

Naturellement, nous souhaitions le triomphe du général Rivera ; nos nationaux, emportés par leur fougue habituelle, manifestaient hautement leur antipathie pour le président Oribe, qui, de son côté, ne dissimulait point son éloignement pour les Français. Montevideo ne nous offrait donc qu’une hospitalité douteuse ; d’ailleurs, en ces temps de guerre civile, Montevideo était bien loin de l’état de splendeur et de l’importance commerciale où il s’est élevé pendant notre blocus. En l’englobant dans le blocus général de la Plata, le tort qui en fût résulté pour le commerce étranger et pour le nôtre n’eût pas été considérable. Cependant on préféra le second moyen de blocus, celui qui se bornait à surveiller la côte argentine, moins puissant et moins rigoureux sans doute, mais qui écartait tout ombrage et ne laissait aux neutres aucun sujet de plainte. On le fit ainsi, et l’on fit bien.

Telle était d’ailleurs au début notre confiance dans le résultat de nos réclamations et notre désir de prouver à toutes les nations notre désintéressement, que nos officiers reçurent l’injonction de n’intervenir jamais dans les troubles civils du pays, d’offrir un asile au malheur sans distinction de drapeau, et de ne témoigner de préférence pour la cause d’aucun des partis alors en guerre ouverte. Nous eussions cru tomber en déchéance et manquer à la dignité de la France, si, dans cette querelle avec Buénos-Ayres, nous avions écouté seulement la proposition d’associer nos couleurs à celles de l’un des chefs qui se disputaient le pouvoir.

Quand l’agent consulaire et l’amiral Leblanc eurent prononcé solennellement la formule du blocus, ils se reposèrent pleins de foi dans l’effet prestigieux de leurs menaces, se flattant chaque jour que le gouvernement de Buénos-Ayres les enverrait supplier de lever l’interdit dont ils avaient frappé les ports argentins. Le premier se retira à Montevideo, le second sur la côte du Brésil. L’amiral attachait si peu d’importance à cette affaire, qu’il en abandonna la direction à l’un de ses capitaines, M. Daguenet, le laissant avec quatre navires, le d’Assas, l’Alerte, la Camille et l’Expéditive, pour barrer les principales voies du commerce de Buénos-Ayres. Mais sur quoi se basaient donc cette imperturbable assurance d’un côté et cette crédulité naïve de l’autre ? On se disait : — Le commerce extérieur fait la vie de Buénos-Ayres, sa splendeur et toute son importance ; tout le revenu du trésor public repose sur les douanes ; arrêtons le commerce étranger, c’est le premier effet du blocus, et d’un seul coup nous tarissons la source du trésor public. Ainsi, tout manquera à la fois au général Rosas, et la solde de son armée et le traitement de ses employés ; son gouvernement devient impossible ; tandis que les habitans, gênés par la privation des objets de luxe, dont un long contact avec les Européens leur a fait une habitude, irrités de se voir fermer tous les débouchés pour les productions du pays, ou le forceront à traiter avec nous, ou se soulèveront contre lui et le renverseront. — Le dilemme paraissait sans réplique. Seulement on avait oublié deux traits distinctifs du caractère de ces peuples de race espagnole : l’inertie et une certaine fanfaronnade de point d’honneur. Là se retrouve encore comme une vertu innée quelque reste de la sobriété antique des Espagnols ; d’ailleurs, le sol du Nouveau-Monde est assez riche des fruits qu’il produit spontanément pour suffire toujours aux premiers besoins de l’homme. Les habitans savent se passer, avec une merveilleuse facilité, du luxe de notre Europe, qui ne s’est pas encore naturalisé au milieu d’eux ; et si la parole ou la menace d’un étranger vient heurter de front le point d’honneur de la nation, il n’est point de privations qu’ils ne soient prêts à supporter plutôt que de transiger avec ce sentiment d’orgueil. Précisément, le langage de l’agent consulaire révoltait cet orgueil ; il y avait dans ses exigences et dans les refus de l’amiral quelque chose d’humiliant. Et quelle gloire pour la république de Buénos-Ayres de pouvoir se vanter un jour d’avoir tenu la France en échec ! L’amour-propre national en était flatté et tenait compte au général Rosas de sa résistance.

Tandis que nos agens attendaient les évènemens qu’ils croyaient avoir préparés d’une manière si infaillible et qui pourtant ne se réalisaient point, la fortune de son côté arrangeait sans nous des combinaisons nouvelles. Le général Rivera poursuivait ses succès ; la lutte qu’il avait engagée contre Oribe et qu’il menait depuis plus de deux ans avec une rare habileté, touchait à son dénouement. Aucun chef ne connaît aussi bien que le général son pays et les ressources qu’on en peut tirer : il avait lentement préparé la population de la campagne, et toute cette population s’était prononcée en sa faveur. Il s’était encore ménagé un autre élément de force. Pendant sa première administration, il avait offert une hospitalité généreuse aux mécontens du gouvernement du général Rosas. Que ce fût de sa part seulement un instinct de générosité ou un calcul de politique habile, toujours est-il certain que l’état oriental était devenu l’asile des proscrits argentins, et qu’il faut chercher dans ce fait la cause principale de la haine du gouverneur de Buénos-Ayres contre le général Rivera, haine qui poussait Rosas à soutenir le parti d’Oribe de son influence, de son argent et de ses troupes. Don Froute, ainsi qu’on nomme familièrement dans le pays le général Rivera[4], cache sous une apparence de bonhomie presque grossière un génie fin, rusé et astucieux. Il fit entendre aux exilés argentins que sa cause était la leur ; qu’ils avaient le même ennemi, Rosas ; que, s’il ressaisissait le pouvoir, son premier soin serait de porter la guerre dans les provinces argentines pour faire tomber le dictateur, dont l’existence était incompatible avec la sienne ; qu’ils devaient donc s’armer en sa faveur et venir grossir ses rangs, puisque son triomphe était le seul et dernier espoir qu’ils pussent avoir de retrouver leur patrie, et de se venger d’un tyran maudit depuis tant d’années.

Ce langage éveillait bien des espérances. Ces hommes se levèrent en assez grand nombre, mirent à leur tête le général Lavalle, le plus connu d’entre eux par ses faits d’armes, et formèrent un bataillon sacré dans l’armée du général Rivera. Ainsi ce chef eut une armée capable de tenir la campagne, et Oribe, acculé dans les villes, à Montevideo, à la Colonia, à Paysandou, voyant les sympathies populaires s’éloigner de lui chaque jour de plus en plus, mais comptant encore sur l’armée qu’il tenait à sa solde, résolut de risquer les hasards d’une bataille. Elle eut lieu au Palmar, au mois de juin 1838. Qu’on ne se figure point des centaines de mille hommes se heurtant sous le feu d’une nombreuse artillerie et se disputant pied à pied le terrain sanglant du combat. Les armées qui décident ici du sort des empires sont des corps de deux ou trois mille hommes, presque tous à cheval, plus ou moins mal armés, et se précipitant, à peine en ordre, les uns sur les autres ; ceux qui se débandent les premiers sont les vaincus : ils fuient au hasard, et portent au loin la renommée de la bataille si terrible (la batalla tan terrible) ! On compte les morts sur le champ du carnage, et c’est à peine si l’on trouve quelques malheureux gisant démontés ou expirant de leurs blessures.

Le général Lavalle eut les honneurs de la journée : il enleva la victoire à la pointe de la lance. Son nom retentit par toute la contrée comme celui d’un héros ; la cause des Argentins proscrits sembla se personnifier en lui. Aussi, quand le mois suivant (24 juillet) il se présenta aux portes de la Colonia, soumise quelques jours auparavant sans effusion de sang aux lieutenans du général Rivera, il fut reçu comme en triomphe : la population courut à sa rencontre, les cloches se mirent en branle, tous les partis s’embrassèrent comme de vieux amis qui se retrouvent ; l’air retentit des cris de vive Lavalle ! meure Rosas ! Nos officiers, témoins de ces ovations, et qui, nouvellement arrivés dans la Plata, ignoraient encore combien l’enthousiasme naît et meurt vite chez ces peuples, crurent que l’heure de la chute du général Rosas allait sonner.

Le président Oribe s’enfuit à Montevideo pour réchauffer le zèle de ses partisans, s’y procurer de l’argent et une nouvelle armée. Il fut suivi par le général Rivera, mais lentement et pas à pas ; ce chef, long-temps éprouvé par la fortune, donne peu au hasard : il connaît trop bien ses compatriotes. D’un coup d’œil il jugea la cause de son adversaire perdue ; dès-lors ce ne fut plus pour lui qu’une question de temps ; sûr de le faire tomber, il ne voulut rien compromettre par une précipitation inutile : les caprices de la fortune ont une trop grande part dans les chocs brusques ; il alla camper aux portes de Montevideo et attendit.

Durant ces premiers mois, notre blocus s’établit, mais avec une bénignité touchante. On se faisait de part et d’autre de mutuelles protestations d’une sincère amitié. Le capitaine Daguenet recommandait les plus grands ménagemens aux officiers chargés de signifier le blocus aux caboteurs, dans la crainte de fâcher le gouvernement de Montevideo ; et quels procédés n’avait-on pas pour les Argentins qu’on arrêtait, tant on appréhendait d’irriter les susceptibilités nationales ! car c’était avec le gouverneur Rosas et non avec son peuple que nous étions en hostilité. Et cependant le gouvernement de Buénos-Ayres ne venait pas faire amende honorable, et les habitans de la province ne se soulevaient pas pour briser l’entêtement du chef ! Nos agens s’aperçurent enfin qu’il pouvait bien y avoir quelque chose d’exagéré dans leurs premières espérances. Les lettres du capitaine Daguenet allèrent inquiéter l’amiral Leblanc à l’île de Sainte-Catherine, où il était retiré. De jour en jour, les chances d’un accommodement amiable semblaient diminuer. L’amiral revint avec la frégate la Minerve à Montevideo ; il y trouva l’agent consulaire piqué de l’insuccès des premières mesures. Leur mauvaise humeur s’irrita encore des dispositions malveillantes du gouvernement d’Oribe et des sanglantes railleries dont ils furent l’objet. Un Américain, nommé Brown, commandait une flottille argentine dans le port même de Montevideo ; il tremblait qu’il ne passât par la tête d’un de nos officiers d’aller le brûler lui et ses goëlettes dans le port même, et, pour cacher sa peur, il proclamait hautement qu’il forcerait le blocus de nos navires et qu’il capturerait à leur barbe nos bâtimens de commerce. Dans ce pays de vanteries et de fanfaronnades, il y avait dans les cafés et à la bourse des défis continuels, et tous ces bavardages que nos gouvernemens d’Europe méprisent, répétés au consulat, remuaient les fibres de nos agens et souvent déterminaient leur conduite. L’amiral bloqua Brown et sa flottille dans Montevideo. Nous ne nous contentâmes plus de faire des vœux secrets pour la chute d’Oribe et le triomphe de son rival ; il fut patent que nous nous disposions à hâter ce résultat. Ainsi l’on semblait délaisser dans un accès de passion le système si sage qui considérait la France comme trop haut placée parmi les nations pour se mêler aux querelles des partis.

Alors arrivèrent de France des lettres qui annonçaient que le gouvernement approuvait pleinement la conduite de l’agent consulaire, et qu’il insistait sur les réparations à exiger du général Rosas. Il n’en fallut pas davantage pour enflammer d’une ardeur belliqueuse des esprits peu endurans et qui supportaient mal l’ironie qui les poursuivait. Les proscrits argentins attisèrent le feu : quel coup de politique s’ils eussent pu associer dès-lors la France à leur implacable haine contre leur persécuteur ! Les femmes y joignirent leurs séductions irrésistibles. Une humeur guerrière se manifesta sur nos navires ; qu’allait-il se passer ? On l’ignorait encore, mais on pouvait pressentir un combat ou quelque tentative à main armée.

§ III. — ULTIMATUM DE LA FRANCE. — PRISE DE L’ÎLE DE MARTIN-GARCIA.

La cause du président Oribe était perdue : il n’avait plus pour lui que Paysandou, où commandait le général Lavalleja, ancien ami de Rosas, et Montevideo, où il résidait en personne. Il put voir à la réunion des chambres que sa puissance expirait : à peine compta-t-il trois voix en sa faveur. Nous avions cessé de rester neutres ; car, tandis que Rivera était aux portes de Montevideo ; et que nous nous prétendions en pleine paix avec la République Orientale, nous tenions bloquée la flottille de Brown, et souvent, pendant la nuit, nos embarcations, chargées d’aller correspondre avec le rebelle, affrontèrent le feu des batteries de la ville. Ainsi nous compliquâmes la position presque désespérée d’Oribe de l’appréhension d’une guerre extérieure, éloignant de lui les hommes timorés qui redoutaient pour leur pays la colère de la France, et nous donnâmes à la cause de son rival une nouvelle force morale, car on crut que nous appuyions les opérations du siége qu’il dirigeait en personne. Oribe succomba : il dut se démettre des fonctions de président en faveur du général Rivera, son ennemi. Il quitta Montevideo la haine au cœur contre les Français : il refusa même une goëlette de guerre argentine que nous laissions à sa disposition, ne voulant rien nous devoir, pas même une politesse ; il aima mieux fuir comme en cachette à bord d’un navire anglais, et se réfugia à Buénos-Ayres. Il y fut bien accueilli par le général Rosas.

Les avantages que nous retirions du renversement d’Oribe peuvent justifier en quelque sorte notre quasi-intervention armée dans les troubles civils qui déterminèrent cet évènement. Nous l’avons déjà dit, dans le système de blocus adopté, il nous était presque indispensable de trouver un appui à Montevideo, soit pour réparer nos navires, soit pour y vendre les prises. Tant qu’Oribe fut à la tête de la république, nos rapports avec la ville furent plutôt hostiles que bienveillans. Le triomphe du général Rivera, au contraire, était notre propre triomphe. Montevideo devenait tout à coup une ville amie, nous avons presque dit alliée ; notre blocus se simplifiait, et nous le rendions en même temps plus effectif.

Nous ne nous arrêtâmes pas là. Tout fier de l’approbation de son gouvernement, l’agent français lança l’ultimatum du 23 septembre. Cette pièce semblait calquée sur le fameux ultimatum du Mexique, où M. le baron Deffaudis exposa d’une manière si énergique devant le monde entier les étranges iniquités contre lesquelles nos compatriotes invoquaient la protection de leur patrie. Il y avait loin sans doute de la grande affaire du Mexique, dénouée par le beau fait d’armes de Saint-Jean-d’Ulua, à cette question de Buénos-Ayres ; mais l’agent consulaire avait à cœur de prouver au général Rosas et au gouvernement argentin qui feignaient d’en douter, que c’était bien au nom de la France qu’il avait parlé jusqu’alors ; il insistait donc. « Le gouvernement français, disait-il, a jugé à propos de charger son consul gérant le consulat-général de France à Buénos-Ayres, et nul autre, de rappeler succinctement les griefs dont la France doit obtenir réparation, et de faire connaître les satisfactions qu’elle exige comme conditions indispensables du rétablissement de la bonne harmonie entre la France et la République Argentine. »

Cette déclaration, malgré ses formes pompeuses, eut le sort des précédentes : on savait que M. Buchet-Martigny, consul-général de Buénos-Ayres, ne devait pas tarder à venir ; le général Rosas attendit ; s’il était réduit à plier, au moins ce ne serait pas devant notre jeune consul.

Sans doute aussi M. le contre-amiral Leblanc se lassait d’être le dépositaire d’une force qui semblait dans sa main un épouvantail inutile : il résolut d’entrer activement dans la querelle et d’y marquer une trace profonde.

À l’extrémité de la Plata, au point même où le Parana et l’Uruguay, se faisant jour à travers mille découpures du terrain, viennent confondre leurs eaux, s’élève solitaire au milieu de leurs flots bourbeux l’îlot rocailleux de Martin-Garcia. La nature semble l’avoir placé là pour indiquer la limite où commence le Rio de la Plata. Tout autour de l’îlot de Martin-Garcia, les courans du fleuve, arrêtés et refoulés un instant, ont déposé des bancs de sable que d’étroits canaux séparent, navigables seulement quand les vents de la mer accumulent les eaux au fond de la rivière. Il y a long-temps que l’importance politique de ce rocher est appréciée : on y a bâti un fort dont le commandant peut ouvrir ou fermer à son gré la navigation des deux fleuves. Sur les bastions du fort flottait le drapeau de Buénos-Ayres, et cent cinquante soldats de la République Argentine, sous les ordres du colonel Costa, le gardaient. Le fort en lui-même avait peu de valeur : les murs en sont de terre, et les feux des batteries, au lieu de se croiser et de se réunir, s’entre-nuisaient et laissaient à découvert le point attaquable. Tel qu’il était cependant, et dans son état d’abandon, il paraissait aux soldats de Rivera un inexpugnable boulevard ; mais pour nos armes l’enlèvement de ce poste, si redouté dans le pays, n’était qu’un jeu, et nous savions qu’une fois là nulle puissance n’essaierait d’en déloger nos soldats. Ce fort, par sa position isolée du continent, par son caractère purement militaire, pouvait être considéré, ainsi que le sont les navires de guerre, comme un moyen de blocus ; sa prise n’entraînait donc pas une déclaration de guerre formelle. L’amiral décida qu’il s’en emparerait. Vers la fin de septembre, le brick-canonnière la Bordelaise et la gabare l’Expéditive reçurent l’ordre de bloquer l’îlot et d’empêcher qu’il fut secouru. En vain, à la vue des préparatifs hostiles, le colonel Costa protesta-t-il que la paix n’était point rompue entre les Français et les Argentins, et qu’il n’avait pas l’ordre de se défendre ; l’enlèvement du fort à la baïonnette était une affaire résolue. Certes nos matelots suffisaient pour ce coup de main, nous n’avions pas besoin d’emprunter le secours de soldats étrangers ; cependant l’amiral crut prudent d’adjoindre aux deux cent soixante-cinq marins désignés pour cette expédition cent cinquante soldats de l’Uruguay ; il admit aussi les goëlettes du général Rivera à coopérer avec nos navires de guerre. Il voulait par là démentir l’accusation portée contre nous par les Argentins de méditer une conquête dans l’Amérique méridionale.

Le 11 octobre 1838, la Bordelaise et l’Expéditive s’embossèrent devant une des faces du fort. Les canots chargés des troupes de débarquement débordèrent ensemble de ces deux navires, et allèrent prendre terre sur un point du rivage qu’abritait contre le feu du fort une berge à pic. Heureusement les canons de l’ennemi ne commencèrent à tirer que quand nos matelots se trouvèrent abrités par cette espèce de chemin couvert : aucun des coups ne porta, et d’ailleurs ce feu fut bientôt éteint par celui de nos navires. Les matelots se mirent au pas de course, franchirent le fossé et la muraille ; les soldats argentins, étourdis de cette brusque attaque, ne se défendirent pas, et trente-deux minutes après le moment où les canots s’étaient mis en marche, le drapeau français était arboré aux créneaux de Martin-Garcia, uni aux couleurs orientales. Il importe peu de compter ici les blessés et les morts : notre perte fut insignifiante. Les soldats du général Rivera partagèrent avec nos matelots le service de la garnison, association malheureuse qui, en donnant à la France des auxiliaires plutôt embarrassans qu’utiles, leur créa, pour ainsi dire, le titre d’alliés de fait, et provoqua des prétentions que nous verrons bientôt s’élever contre notre liberté d’action. La garnison argentine fut transportée à Buénos-Ayres.

Jusqu’ici du moins, on ne pouvait pas nous reprocher de nous être fait une arme de la guerre civile, car le général Rivera, président légal de la république de l’Uruguay, était un pouvoir souverain dont nous acceptions la coopération sans blesser le droit international. Il faut dire, à la louange, de ce chef, qu’il faisait un noble et digne usage de son triomphe : non-seulement il ne souilla son succès d’aucun acte de vengeance, d’aucune cruauté, mais encore il montra une clémence sans bornes. Nulle opinion ne fut violentée ; ses ennemis purent exhaler contre lui toute leur mauvaise humeur sans qu’il les en punît. En vain chercha-t-on à l’irriter contre les partisans d’Oribe, qui ne le ménageaient guère ; il résista à toutes les mauvaises suggestions. Cependant il était revêtu de pouvoirs extraordinaires, et il ne reculait devant aucune responsabilité de ses actes. Placé comme Rosas au-dessus de la loi, tandis que celui-ci s’armait d’une main de fer et régnait par la crainte, Rivera caressait tout le monde et cherchait dans le cœur des hommes qu’il commandait une puissance plus douce et peut-être plus solide.

§ IV. — M. BUCHET-MARTIGNY. — PREMIÈRE COALITION CONTRE
LE GÉNÈRAL ROSAS.

Vers cette époque arriva à Montevideo M. Buchet-Martigny, consul-général et chargé d’affaires de France à Buénos-Ayres. Il avait l’ordre d’examiner les choses, et, selon sa conviction, de recourir, pour terminer le différend, aux moyens pacifiques ou aux mesures de rigueur. Jusqu’alors on avait senti dans la direction de cette affaire quelque chose d’incertain, une allure malaisée et presque sans franchise, une sorte de désaccord entre la tête qui concevait et la main qui exécutait. C’est que sans doute le contre-amiral éprouvait une sorte de honte de se trouver obligé de recevoir l’impulsion du jeune consul, d’agir d’après une pensée qu’il blâmait parfois en secret, et qu’il aurait pu dès l’abord soumettre à la sienne, mais qui le dominait désormais parce qu’il en avait été un instant subjugué. Par intervalles il s’efforçait d’y échapper, comme on le vit à la prise de Martin-Garcia, tentative violente qui ne faisait que compliquer nos affaires et que n’approuvait point l’agent consulaire, qui désavoua publiquement la conduite de l’amiral. Mais en vain le chef militaire se regimbait-il, la force des choses l’entraînait dans la voie où il s’était laissé fourvoyer.

L’arrivée de M. Buchet-Martigny imprima un caractère plus net et plus tranché à nos opérations. Depuis quatorze ans bientôt, M. Buchet-Martigny résidait auprès des républiques de l’Amérique ; il avait même fondé les premières relations politiques et commerciales de la France avec plusieurs d’entre elles. Successivement porté à New-York, à Philadelphie, à Carthagène, à Bogota, sur les rivages de la mer du Sud ou au sommet des Andes, à Chuquisaca, au Potosi, tantôt parcourant les vallées riantes du Haut-Pérou, tantôt séjournant isolé et comme perdu dans ces régions âpres et désolées où les montagnes d’argent ont fait surgir des capitales sur des roches nues, tantôt traversant à cheval les vastes plaines des pampas, il avait étudié les peuples de ces contrées sous l’impression des grandes scènes de la nature. Homme de convictions profondes, hardi dans ses conceptions, d’une intelligence élevée, avec une tête froide pourtant, mais une ame chaleureuse, il conservait au fond du cœur, au milieu des solitudes du Nouveau-Monde et parmi des peuplades qui entendaient prononcer le nom de la France pour la première fois, une sorte de religion pour ce nom et un vif désir de le voir glorifié. Dans sa pensée, la question de Buénos-Ayres lui semblait renfermer tout l’avenir des relations de son pays avec l’Amérique du Sud ; il voyait dans la solution de cette affaire le développement inattendu ou la ruine prochaine de notre commerce dans ces parages. Il croyait que la France tenait en sa main l’existence même de ces nouvelles républiques, menacées, si nous les abandonnions, d’être dévorées par un despotisme affreux, ou destinées, si nous le voulions, à graviter autour de la civilisation française. Irréprochable dans sa vie, libéral, désintéressé, il pouvait s’égarer à la fausse application d’une noble et généreuse idée, poursuivre une glorieuse chimère, et entraîner son pays dans cette voie dangereuse, quoi qu’il en coûtât. Tel est l’homme que le gouvernement français envoyait pour mettre fin au démêlé qui divisait la France et le gouvernement de Rosas.

Une année auparavant, quand déjà son prédécesseur poursuivait ses réclamations auprès de la République Argentine, M. Buchet-Martigny, désigné pour le poste de Buénos-Ayres, était passé par cette ville, allant en France en congé et pour y rendre compte d’une mission antérieure. L’accueil qu’il reçut alors de Rosas et de ses ministres lui parut une offense ; il en tira un mauvais augure, peut-être même en conserva-t-il quelque ressentiment secret. Il arriva donc à Montevideo frappé de cette prévention défavorable. Là tous les esprits étaient exaltés par les succès du général Rivera ; on n’entendait que des paroles de haine contre son ennemi, le général Rosas, dont on présageait la chute prochaine et infaillible, car c’était le désir commun de tout ce qui s’agitait autour de nous. Ce tourbillon enveloppa M. Buchet-Martigny, et Montevideo fut pour lui ce qu’il avait été pour le contre-amiral Leblanc, l’écueil qui l’égara. Au lieu de se rendre à Buénos-Ayres, de chercher à apaiser les haines, à effacer d’injustes préjugés, en un mot, à concilier les esprits, notre chargé d’affaires envisagea les choses d’un point de vue hostile, et suivit la ligne dans laquelle on était entré ; il ne notifia pas même officiellement ses pouvoirs au gouvernement argentin, il se contenta de se substituer vis-à-vis de son gouvernement à M. Roger, qui pour les Argentins restait, comme par le passé, le représentant de la France.

Il est difficile de peindre l’irritation que cette manière d’agir provoqua chez le général Rosas et parmi les hommes de son entourage. Ils avaient toujours dit que la querelle était personnelle à M. Roger, qu’ils n’attendaient pour s’entendre avec la France que l’envoi d’un personnage dont ils pussent respecter le rang et le caractère. Ils avaient annoncé publiquement que M. Buchet-Martigny allait tout concilier, et voilà que le consul-général de France ne daigne même pas leur donner avis de sa présence ! Alors ce fut sur lui que retomba toute l’indignation ; on n’avait pas de termes assez insultans pour qualifier la conduite de cet agent ; on était outré contre M. Buchet-Martigny ; on mit en jeu l’orgueil national ; les femmes furent chargées d’exalter les ressentimens populaires. « Il ne veut même pas nous reconnaître comme un peuple civilisé ! » s’écriait-on ; et ces paroles trouvèrent de l’écho, car on ne foule pas impunément aux pieds le point d’honneur d’une nation, si faible qu’elle puisse être. Chacun se raidit contre les ennuis du blocus ; après tout, résister à un blocus n’exige que de la force d’inertie.

Sous la main plus forte de M. Buchet-Martigny, le plan déjà suivi reçut un développement inattendu. D’abord on n’avait vu dans l’élévation du général Rivera qu’un moyen auxiliaire pour le succès de notre blocus, car on ne pouvait plus se dissimuler que nos navires, trop peu nombreux, n’avaient réellement qu’une force illusoire pour l’exécution de nos menaces. On conçut alors le projet d’appuyer sur notre division de blocus une confédération d’états coalisés pour le renversement du général Rosas. La province de Corrientes venait de se prononcer contre lui ; on accrédita le bruit qu’un soulèvement général contre le dictateur était imminent. Il n’est pas nécessaire, sans doute, de faire remarquer que les proscrits argentins furent les premiers coryphées de cette opinion. On ménagea une alliance entre Corrientes et l’état oriental ; les deux provinces devaient combiner leurs armées ; l’heureux général Rivera en prendrait le commandement en chef, et chasserait de l’Entre-Rios Echague, gouverneur de cette province pour Rosas. On avait ainsi un nouvel état indépendant qui entrait dans la coalition et formait une alliance offensive et défensive contre le tyran. L’orage, ainsi accumulé sur la rive gauche du Parana, devait s’étendre de l’autre côté, dans les provinces du nord, et, retombant vers le sud sur la province de Buénos-Ayres, effacer de la terre l’ennemi commun. Le rusé Rivera laissa faire ; son influence gagnait à tous ces projets : la province de Corrientes se compromit hautement avec lui par un traité signé le 31 décembre 1838 sur cette base.

Malheureusement on oubliait quelque chose de bien important pour le succès de ce plan : c’était d’abord la bonne foi des parties contractantes, et peut-être la possibilité d’agir conformément aux engagemens pris. Quand on réclama l’accomplissement de la parole donnée, l’astucieux gaucho resta prudemment sur son terrain, où sa force allait croissant. En vain M. Roger se rendit-il au camp du Durazno pour hâter le mouvement des troupes, le général Rivera promit qu’il allait partir, mais il ne bougea pas, il laissa l’ennemi écraser son allié. Une seule affaire décida du sort de Corrientes (le 31 mars, jour de Pâques) ; elle fut terrible : les plaines de Pago Largo en ont conservé la sanglante trace. Veron de Astrada, gouverneur de la province, fut défait à la tête de ses troupes, et les soldats de Rosas exercèrent sur lui des atrocités révoltantes. Il fut tué à coups de lance, puis écorché, dit-on, et sa peau coupée par lanières ; mais il faut se défier de ces détails de cruautés que publient les hommes intéressés à soulever des haines. Les deux partis s’accusent réciproquement d’actes qui font frémir l’humanité.

Quant à nous qui étions l’ame de la coalition, dès le 1er janvier 1839, nous avions envoyé dans le Parana une flottille composée de cinq navires, la Bordelaise, l’Expéditive, la Vigilante, l’Éclair et la Forte ; nous avions même disloqué notre blocus pour faire réussir la nouvelle combinaison. Et en vérité, en présence du magnifique résultat dont on caressait l’espoir, qu’était-ce que le blocus ? Notre flottille avait pour mission de dominer sur le Parana, d’empêcher les troupes du général Rosas de passer ce fleuve, pour se rendre dans l’Entre-Rios : le premier but de la coalition une fois obtenu, tous les lieutenans de Rosas chassés de la rive gauche, nos amis triomphant dans la province de Corrientes, dans l’Uruguay et dans l’Entre-Rios, nos navires devaient porter les vainqueurs sur la rive opposée, et les escorter jusqu’à Buénos-Ayres, où nous partagerions leurs succès. Cette fois encore on mêla nos drapeaux aux drapeaux du général Rivera : trois petits navires de guerre orientaux se joignirent à notre flottille. Cette association ne pouvait que nous être nuisible. On recommandait à nos officiers de se montrer réservés dans leurs actes contre les Argentins ; mais les Orientaux avaient des haines à assouvir : sait-on jamais où l’on s’arrêtera quand on entre dans une telle voie ?

La flottille remonta le Parana sans que les troupes du général Rosas cherchassent à nous en défendre la navigation ; elle passa en branle-bas de combat, mèche allumée, sous les batteries du Rosario ; mais les canons de l’ennemi restèrent muets, et nos voiles et nos pavillons flottèrent en liberté sur le fleuve. Nos navires remontèrent jusqu’au port de la Bajada, nommé aussi la ville de Parana, capitale de l’Entre-Rios : l’ennemi ne nous fit aucune opposition ; cependant nous étions là pour seconder les efforts de l’armée combinée qui devait venir s’emparer de ce point et le prendre pour centre de ses opérations ultérieures ; mais cette armée ne parut pas.

N’insistons point sur cette première expédition du Parana, nos marins en revinrent comme ils y étaient allés. Pourtant nous aurions dû en tirer une leçon sévère et apprendre à connaître Rivera, Rivera, qui ne sait jamais refuser ce qu’on lui demande, ni tenir ce qu’il a promis ; facile ami, mais allié dangereux. Et cependant cette expérience fut perdue pour nous ; ni l’armée des Correntinos écrasée au Pago Largo, ni la mort de Veron de Astrada, dont on fit de si touchans récits, ni les embarras où nous jeta la dislocation de notre blocus, rien ne suffit à nous éclairer sur le danger de nous livrer à la foi de l’heureux gaucho.

On comprendra facilement d’ailleurs l’entraînement des proscrits argentins dans cette coalition fondée sous les auspices de la France. Ces malheureux sans patrie accouraient dès qu’on leur en présentait l’ombre ou du moins l’espérance. Le général Rivera les vit se rallier en grand nombre sous ses drapeaux : don Juan Lavalle les commandait encore ; mais ils ne tardèrent pas à reconnaître qu’ils s’étaient leurrés d’un vain espoir. Trompés dans leurs désirs les plus ardens, ils se retirèrent en maudissant l’auteur de leurs amères déceptions. Le général Lavalle, indigné contre Rivera, qu’il avait toujours trouvé faux dans ses promesses, alla dévorer ses chagrins à la Colonia, en jurant de ne plus se laisser prendre à un appât si souvent trompeur. Ainsi s’évanouit comme un songe tout l’espoir de cette coalition, et il n’en resta qu’un pénible souvenir.

§ V. — NÉGOCIATION DU COMMODORE NICHOLSON.
— OPÉRATIONS MILITAIRES.

Nos agens s’étaient bercés d’espérances brillantes, mais malheureusement un peu chimériques ; ils tombèrent comme étourdis devant la réalité : plus le rêve avait été beau, plus le désenchantement fut pénible ; au réveil, ils se trouvèrent jetés dans une guerre dont on ne pouvait prévoir la fin, privés des moyens de la pousser activement, et n’ayant pour appui que l’approbation douteuse de leur gouvernement. La France ne s’apercevrait-elle pas que nous nous étions fourvoyés ? L’épuisement amena le découragement ; ils désespérèrent un instant. Ce fut alors que le commodore américain, John B. Nicholson, vint proposer son intervention officieuse dans le but de ménager un accommodement entre la France et la République Argentine. Il avait suivi attentivement la querelle dans ses phases diverses, et ce qu’il avait vu des hommes et des choses lui faisait penser qu’au fond tout se réduisait à une question de mots, à des amours-propres blessés, à d’injustes préventions qu’une conciliation adroite pouvait effacer. Jusque-là M. Buchet-Martigny s’était maintenu à une hauteur presque inabordable, il y croyait l’honneur de la France engagé ; sa résolution se modifia un peu avec les circonstances, il prêta l’oreille aux ouvertures du commodore, mais à la condition que celui-ci écarterait avec soin toute idée de mandat officiel, car l’agent français, qui n’avait pas même notifié au gouvernement de Buénos-Ayres son arrivée dans la Plata et l’objet de sa mission, eût cru compromettre la dignité de son pays et la sienne propre en faisant au général Rosas des avances pacifiques.

Le commodore écouta M. Buchet-Martigny et M. le contre-amiral Leblanc, puis il se rendit à Buénos-Ayres (4 avril 1839) ; il vit le gouverneur et lui proposa d’ouvrir des conférences de paix. D’abord le général Rosas insista pour avoir l’assurance écrite que le commodore était duement autorisé dans ses démarches par les agens de la France. Cette première satisfaction obtenue, il reçut les propositions de l’Américain, mais avant d’y répondre il fit éclater le fond de sa pensée : il laissa voir tout son ressentiment contre notre chargé d’affaires et combien il avait l’ame ulcérée de ses dédains. Préalablement à toute discussion, il réclamait « des agens suffisamment autorisés par sa majesté le roi des Français. Je ne doute pas un moment, écrivait-il au commodore, dès que votre seigneurie me l’assure, que M. Martigny ne soit revêtu par son gouvernement du caractère de consul-général et de chargé d’affaires de France, et que, comme tel, il ne soit autorisé à discuter et à régler la question pendante entre la France et cette république ; mais votre seigneurie reconnaîtra également que cette croyance ne me relève pas de l’obligation d’attendre, dans mon caractère officiel, la présentation des lettres de créance dont a besoin M. Martigny pour traiter sur une matière publique avec mon ministre des relations extérieures. L’usage des nations et les règles les plus communes observées en pareil cas m’imposent cette formalité… »

Rappelons ici que, dans son ultimatum du 23 septembre 1838, notre premier agent consulaire avait présenté ses conditions sous une forme inexorable ; il exigeait :

1o Comme réparation du passé, des indemnités pour les Français lésés par les autorités locales ; on citait nominalement les ayant-cause, et l’on fixait la quotité des allocations ;

2o Comme satisfaction présente due à la France, la destitution du général Ramirez, qu’il accusait d’attentat contre notre compatriote Lavie ;

3o Comme garantie d’avenir, le traitement de la nation la plus favorisée pour nos nationaux établis dans le pays, au moins en ce qui concerne les personnes et les propriétés.

Dans les propositions du commodore, les termes n’étaient plus aussi rigoureux ; il demandait comme base des conférences : 1o la jouissance pour nos nationaux, quant à leurs personnes et leurs propriétés, de la protection qui est accordée à tous les autres étrangers qui n’ont aucun traité positif ; 2o le même traitement pour ce qui est relatif au service militaire ; 3o le principe des indemnités seulement, mais avec arbitrage. Il stipulait en outre la remise de l’île de Martin-Garcia, et, afin de ne point heurter une loi fondamentale de la république par laquelle il est défendu au gouverneur-général de traiter avec un chef à la tête d’une force armée, il promettait qu’à l’arrivée de M. Buchet-Martigny l’escadre de blocus se retirerait hors de vue de la ville, vers la pointe de l’Indio ou à la Colonia. Mais les contre-propositions du général Rosas étaient bien loin de ce projet, déjà si mitigé. Il n’accordait aux citoyens français, « pour leurs personnes et leurs propriétés, que la protection que la loi accorde à tous les étrangers qui n’ont aucun traité, et, pour ce qui a rapport au service militaire, que le traitement de ces mêmes étrangers ; il posait le principe des indemnités réciproques, considérant comme dommages indemnisables par la France les effets de notre blocus, avec décision d’arbitres. »

N’était-ce là que l’entrée en pourparlers d’un homme qui prétendait avoir surtout à cœur d’établir son droit de discuter les propositions de la France et de repousser l’idée qu’il s’humiliait sous les conditions rigoureuses d’un ennemi, mais tout prêt cependant à faire de grandes concessions ? Ou bien était-ce réellement son dernier mot, c’est-à-dire un refus net d’accommodement ? Nos agens s’arrêtèrent à cette dernière interprétation : leur réponse fut que de pareilles propositions ne pouvaient être prises en considération, attendu qu’elles étaient totalement inadmissibles. Elles semblaient en effet cacher un piége, car c’était précisément contre la loi du pays que nous protestions, et particulièrement contre celle du 10 avril 1821, qui dénationalise tout étranger après deux ans de résidence dans la république. M. Buchet-Martigny était blessé au cœur de voir que le général Rosas faisait de cette querelle une question personnelle aux envoyés de la France : il livra à la publicité tous les détails de la négociation, déclarant hautement que l’initiative de l’intervention appartenait au commodore seul, qui même avait dépassé la limite de nos concessions ; il rejetait sur Rosas toutes les conséquences funestes de cette lutte où la France soutenait « la cause de l’humanité et de la civilisation contre un gouvernement qui refusait de se soumettre, non-seulement au droit des gens, mais aux lois éternelles de la justice et de l’humanité. »

Nous savons que du haut point de vue de notre patrie on regardera peut-être avec mépris tous les détails où nous venons d’entrer, et l’on se demandera si la France, cette nation qui compte 33 millions d’habitans, une armée de 500 mille soldats, trente vaisseaux de ligne armés et 56 mille matelots, mesure à une parole près les démarches qu’elle fait pour rester en paix avec une petite république qui pourrait à peine armer dix mille soldats, et dont la principale défense est dans l’étendue de ses déserts ; mais nous prions qu’on daigne prendre en considération que par-delà l’Atlantique, à deux mille lieues de distance, la grande voix de la France n’arrive que comme un écho fort affaibli.

Dès-lors tout arrangement parut impossible, les passions haineuses déchaînées ne gardèrent plus de mesure dans leur langage ; les Orientaux ennemis du général Rosas et les Argentins proscrits envenimèrent la querelle, on souffait partout la guerre à mort contre Rosas ; mais comment y entraîner la France ? M. Roger partit avec la mission de faire valoir auprès du gouvernement les vues de nos agens.

Au début de la querelle, personne ne contestait au général Rosas le titre de représentant légal de la République Argentine ; nous exigions seulement certaines concessions pour renouer avec lui nos relations de bonne amitié. Mais quand nous eûmes pris parti dans les intérêts de localité, que nous nous fûmes associé des haines privées, l’affaire se dénatura, la question cessa d’être française et devint cis-platine. Nos efforts n’eurent plus pour but principal les satisfactions dues à la France, mais le renversement de Rosas. Sans avouer cette prétention devant laquelle notre gouvernement se fût certainement cabré, il s’agissait de compromettre à son insu la France, de telle manière qu’elle s’en fit pour elle-même un point d’honneur. Voici quelle tactique on suivit : on représenta le général Rosas comme un tyran universellement exécré, comme un fou furieux honni de ses compatriotes, et qui ne conservait une apparence d’autorité que par des moyens de terreur, par les plus atroces forfaits. Telle est, disait-on, l’unanimité des vœux de la population argentine pour la déchéance de ce monstre, qu’il suffirait d’offrir à ce peuple de victimes un point d’appui pour qu’aussitôt la nation entière se levât comme un seul homme, et demandât compte à son bourreau de tous ses crimes. Que la France jette seulement sur le sol de la république un bataillon de ses soldats, qu’elle élève un drapeau à l’ombre duquel tous ceux qui se déclareront contre Rosas trouveront un asile, et à l’instant Buénos-Ayres se donne à nous ; la ville et la campagne, affranchies d’un joug sanglant, salueront la France du nom de leur libératrice, et le tyran abandonné de tous n’aura d’abri qu’à bord des navires de l’Angleterre.

Telles sont les idées que M. Roger fut chargé d’accréditer auprès de son gouvernement. Il demandait une expédition militaire, un corps de troupes peu nombreux, et il répondait du succès. De son côté, M. le contre-amiral Leblanc donnait les mêmes assurances ; il réclamait de nouvelles forces, des soldats pour opérer un débarquement et détruire d’un seul coup (ainsi le croyait-il) cet homme qui depuis plus d’un an nous défiait et nous tenait en échec. Mais cette fois le gouvernement français ne jugea pas prudent de se livrer aveuglément aux conseils du contre-amiral et du jeune consul : le nouveau projet pouvait entraîner à de graves conséquences ; avant de se jeter dans cette expédition, on interrogea les faits accomplis. — Si la lutte avait été engagée, c’était sur l’assurance bien positive qu’il suffirait d’une simple menace de la France pour dompter le général Rosas : la menace avait été faite, et Rosas n’en avait tenu aucun compte. Puisqu’une parole n’est point assez significative, eh bien ! que M. Roger quitte Buénos-Ayres ! et le consul de France avait levé sa chancellerie, et Rosas avait vu, sans s’en inquiéter, notre drapeau se ferler sous ses yeux. Alors on avait dit : Déclarez l’interdit des côtes argentines, bloquez Buénos-Ayres, et vous verrez tomber tout cet orgueil. Le contre-amiral Leblanc avait prononcé la formule sacramentelle du blocus ; mais le général Rosas était resté impassible, il avait vu fermer ses ports, enlever son île de Martin-Garcia, une coalition de tous ses ennemis appelés par nous se former et grossir, sans paraître même s’en émouvoir. — En présence de tant d’assurances si souvent démenties par les faits, le ministère sentit chanceler sa confiance dans les hommes qui les avaient si hardiment garanties ; il attendit que les évènemens vinssent l’éclairer, et lui tracer une marche moins incertaine.

Cependant nos agens dans la Plata, livrés à leurs seules ressources, s’irritaient de leur impuissance et accusaient le gouvernement de les abandonner. Des considérations particulières ajoutaient encore à leurs ennuis : ils supportaient mal l’ironie et les plaisanteries blessantes que le commerce étranger faisait pleuvoir sur eux. Quelques bruits injurieux s’étaient répandus sur la manière dont le commerce de contrebande était mené et sur certaines licences accordées par le chef de notre division navale. Celui-ci en éprouva le plus vif ressentiment et, pour donner un démenti à tous les propos calomnieux, il résolut de frapper sur les contrebandiers et le commerce argentin un coup dont le souvenir restât.

À quinze lieues environ dans le sud-est de Buénos-Ayres se trouve un petit port connu dans le pays sous le nom de l’Atalaya. Là s’est établi, disait-on, un entrepôt de toutes sortes de marchandises de contrebande, et la fraude s’y fait à une prime très faible. Dans ce port, ou plutôt dans cette crique, on comptait en effet vingt-un bâtimens de commerce. Ils y étaient entrés sans difficulté, attendu que nul navire de guerre n’avait croisé dans ces parages pour les arrêter ; car, nous l’avons dit plus haut, on avait été obligé de disloquer le blocus pour l’expédition du Parana. Le 3 mai 1839, les bricks la Bordelaise et le Lutin allèrent reconnaître les plages et éclairer la côte. Ces navires ignoraient encore le vrai but de leur mission, lorsque le 7, pendant la nuit, ils furent joints par une flottille de canots qui venait pour pénétrer dans la rivière et livrer aux flammes tous les bâtimens qui s’y trouvaient. Ce ne fut que le 9 dans la matinée que l’état de la mer permit d’effectuer le débarquement projeté. La rivière de la Madeleine ou de l’Atalaya trace mille sinuosités dans la plaine avant de se jeter dans le Rio de la Plata ; entre son embouchure et le renflement de son lit, qui forme le réduit ou petit port de l’Atalaya on compte huit méandres ; les roseaux et les broussailles dont ses rives sont couvertes, dérobent aux yeux ses paisibles eaux. La flottille, composée de dix-huit canots, remonta lentement le lit tortueux de la rivière. La mer était calme ; le soleil brillait au ciel et faisait resplendir les armes de nos matelots dont la ligne d’embarcations s’allongeait et se repliait tour à tour en serpentant comme le cours de l’eau. L’officier qui commandait avait jeté sur le rivage une troupe d’éclaireurs pour battre le terrain couvert ; mais tel était l’inextricable réseau formé par les broussailles, qu’on eût difficilement arrêté la cavalerie ennemie, habituée à ce terrain, et qui accourut au galop lorsque nos matelots, engagés trop avant, ne pouvaient déjà plus reculer, si la Bordelaise n’eût pris spontanément une position d’où son artillerie balaya la plaine et traça par la portée de ses canons un cercle infranchissable aux Argentins. Cet heureux embossage de la Bordelaise assura le succès : l’ennemi n’osa point approcher, et ses coups, annulés par la distance, tombèrent sans force au milieu de nos marins, dont deux seulement furent blessés. Chacun s’arma de torches, et la flamme de l’incendie dévora bientôt quatorze des bâtimens marchands ; sept échappèrent, parce que le feu, mal attaché à leurs flancs, s’éteignit de lui-même. Cette expédition put donner une haute idée de la discipline de nos marins, car ils défoncèrent sur la plage deux cents barriques de vin, et il n’en résulta aucun désordre.

La petite flottille sortit de la rivière comme elle y était entrée, laissant seulement derrière elle, pour marquer sa trace, un épais nuage de fumée sillonné de grandes flammes rouges et déchiré de temps en temps par des explosions de navires.

Une autre expédition du même genre eut lieu le 20 juin dans la rivière du Sauce ; mais là il ne fut pas possible de nous embosser de manière à couvrir le rivage du feu de nos canons. Nous réussîmes à incendier quelques contrebandiers ; malheureusement nous eûmes à déplorer la perte de trois hommes, parmi lesquels on compta un élève de marine, le jeune Redon, à qui l’avenir semblait promettre une belle carrière. On fit encore sur divers points de la côte quelques descentes, mais trop peu heureuses ou trop peu importantes pour qu’il en soit fait mention ici. La nécessité seule peut justifier les actes dont le but unique est la destruction.

§ VI. — LA GUERRE CIVILE ALLUMÉE PAR NOS AGENS. — SECONDE
COALITION CONTRE LE GÉNÉRAL ROSAS.

Le général Lavalle vivait à la Colonia, loin des affaires publiques : il cherchait dans les soins affectueux de sa famille, la plus charmante qui se puisse imaginer, une consolation aux déceptions de la vie politique. Blessé au cœur, désespérant de sa cause et de sa patrie, dégoûté de la guerre, il avait déposé les armes en jurant qu’il ne les reprendrait plus. Dans l’amertume de ses souvenirs, il exhalait son indignation contre le général Rivera, l’accusant hautement de duplicité et lui reprochant un affreux égoïsme. Il est des ménagemens que l’on doit au malheur ; peut-être le président Rivera n’avait-il point assez caché un sentiment de rivalité jalouse, et le trait restait dans l’ame du proscrit, qui se repliait en vain dans les joies du foyer domestique, seule patrie qui lui restât. Mais il ne languit pas long-temps dans cette molle oisiveté. Les exilés, ses compagnons d’infortune, épiaient toutes les occasions de retour dans leur pays. Ces malheureux sentirent leurs espérances se réveiller plus vives que jamais, au moment où nos agens laissèrent éclater leur dépit contre Rosas. L’amiral et le chargé d’affaires se virent entourés : on flattait leur indignation ; chacune de leurs malédictions trouvait un écho ; autour d’eux on ne parlait qu’un seul et même langage, celui qui charmait leur penchant. Les provinces argentines, disait-on, courbées depuis trop long-temps sous leur tyran, appellent un libérateur ; qu’importe que Rivera recule devant cette noble mission ? il ne fait défaut qu’à sa gloire ; le premier chef armé qui déploiera le drapeau de la liberté sur le sol argentin, ralliera à lui toutes les populations. Et pour établir cette opinion, on produisait des lettres des hommes les plus influens, émanées, disait-on, des quatre coins de la république, qui annonçaient la chute inévitable du barbare. Au milieu de ce concert de réprobation contre Rosas, où nulle voix ne s’élevait pour modérer l’entraînement général, nos représentans, qu’emportait d’ailleurs l’ardeur de leurs désirs, se bercèrent de cette flatteuse pensée, que leur colère était l’expression du vœu unanime, et que le destin les désignait pour briser le joug d’un chef odieux à tous. Cette opinion leur parut irréfragable ; et, croyant poursuivre un tyran détesté, au nom de toutes les relations sociales, de la civilisation, de l’humanité, ils allumèrent la guerre civile au sein des provinces argentines.

Tous les proscrits s’accordèrent à désigner le général Lavalle pour être le mandataire suprême de la sainte cause. Ils lui envoyèrent une députation ; mais d’abord il résista à leurs sollicitations pressantes, car sa conviction semblait profonde : « Rien ne peut nous rendre notre patrie, leur dit-il ; la civilisation dont nous sommes les représentans est sans germe dans la République Argentine ; le peuple a prononcé sur nous, c’est son vote qui nous a expulsés. » On insista ; puisque la masse de la nation repoussait l’ancien drapeau des unitaires, on l’abandonnerait cette fois ; ce n’était plus sur l’alliance de Rivera toujours perfide, toujours funeste, qu’on comptait ; c’était sur la France elle-même prête à fournir des armes et de l’argent, à envoyer ses vaisseaux, ses matelots, ses soldats, pour soutenir une cause qu’elle adopterait comme sienne. L’ame du général s’exalta encore à l’espoir de reconquérir sa patrie, à la chance de nouveaux combats, au leurre de la gloire, à l’idée si séduisante de mêler ses armes à des armes françaises, et il bondit sur sa lance. À Montevideo, il eut, le 18 mai, avec le contre-amiral Leblanc, une première et secrète entrevue à bord du brick le Sylphe ; il en revint plein d’enthousiasme. Les promesses du chargé d’affaires achevèrent de le séduire ; nous prenions pour notre compte les premiers frais de l’entreprise. Il rappela secrètement à lui ses partisans qui servaient encore dans l’armée de Rivera ; puis, accompagné d’une poignée de ses fidèles, il s’esquiva, comme un transfuge menacé d’être arrêté et saisi par l’ordre du président, sur un navire qu’il avait équipé sous main et sans l’autorisation du gouvernement oriental, dans le port même de Montevideo. De là il se transporta à Martin-Garcia, où il établit son quartier-général, et qu’il choisit comme point de réunion de son armée expéditionnaire, sous la protection de notre drapeau.

Dès-lors, le blocus ne fut plus dans les combinaisons de nos agens qu’une mesure tout-à-fait secondaire. Les espérances se concentrèrent sur le général Lavalle et ses compagnons d’armes, qui, semblables à l’étoile du Rédempteur, devaient se lever à l’orient des provinces argentines, parcourir la république aux acclamations du peuple qui leur ferait des ovations et les suivrait pour aller abattre le tyran.

Cependant ce grand évènement d’une croisade générale contre le gouverneur Rosas ne s’annonçait pas d’une manière éclatante. Vers la mi-août, Lavalle, à Martin-Garcia, ne comptait encore que quatre cent cinquante hommes sous ses ordres. C’était un ramassis de gens de toute sorte, les uns sortis des îles du Parana, les autres venus avec lui de Montevideo, auxquels s’étaient joints quelques Argentins qui, conduits par Baltar, un de leurs chefs, avaient quitté l’armée orientale où ils servaient comme volontaires, pour se ranger sous les drapeaux de leur compatriote. Cependant il conservait en apparence avec le général Rivera de bonnes relations ; mais en vain le supplia-t-il de lui envoyer deux cents hommes d’infanterie et deux pièces d’artillerie, nul secours ne lui vint de ce côté. L’amiral Leblanc, au contraire, empressé à le soutenir, mit à sa disposition, à Martin-Garcia, trois navires du blocus, la Bordelaise, l’Expéditive et la Vigilante, et plusieurs prises armées par nos marins. L’officier commandant ces navires devait effectuer le transport du corps expéditionnaire, le débarquer au point que désignerait le général, l’aider même, s’il était nécessaire, du feu de ses canons, jusqu’à ce qu’il eût pris une position sûre, et lui offrir asile en cas de revers ou de retraite.

À l’apparition de ce nouvel étendard que protégeaient nos navires, la petite colonie d’exilés argentins de Montevideo sembla transportée dans un monde de chimères. À ses yeux, déjà Buénos-Ayres était libre, Rosas n’existait plus, on organisait un gouvernement, on se distribuait le pouvoir, chacun prenait sa part. Mais puisqu’on répudiait l’ancien signe des unitaires, Lavalle, chassé autrefois comme chef de ce parti par le vœu de la nation, ne pouvait plus se présenter pour occuper le rang suprême. Aussi s’annonçait-il simplement comme général, sans autre prétention que celle d’affranchir le pays de la tyrannie ; une junte, sous le nom de Commission argentine, fut réunie, elle se composait d’hommes qu’on croyait influens parmi les proscrits ; notre chargé d’affaires, dont elle était l’œuvre, en restait le haut et mystérieux directeur. C’était elle qui devait imprimer l’impulsion aux affaires, représenter le pouvoir législatif, et, après la prise de Buénos-Ayres, convoquer le peuple, afin de prononcer la déchéance de Rosas et sa mise hors la loi, élire enfin un nouveau gouverneur qui fût la véritable expression du vœu de la nation. Par les mains de cette commission devaient passer l’argent de la France et tous les secours d’armes et de munitions que nous avions promis. Le général correspondrait avec le comité directeur, s’inspirerait de ses avis, de ses ordres même. Tel fut le plan politique.

Quant à la conception militaire, la voici telle qu’elle existait dans l’imagination de nos agens. Nos navires porteraient dans l’Uruguay Lavalle et ses partisans, et remonteraient jusqu’au confluent du Gualeguaychù, où s’opèrerait le débarquement ; alors le général libérateur, composant son armée de l’élite des braves prise dans la foule des habitans qui se prononceraient spontanément en sa faveur ; traverserait toute la province de l’Entre-Rios, en organisant les villages où il passerait, se rendrait à la Bjada, capitale de la province, dont il prendrait possession, destituerait Echague, gouverneur de l’état et fidèle à Rosas, établirait une administration nouvelle dévouée à la cause sainte ; et, ce premier pas fait (bien facilement sans doute, puisque tous les cœurs de l’Entre-Rios allaient voler au-devant du libérateur), tandis que le général argentin achèverait de pacifier la province et d’y fonder son autorité, nos navires, redescendant l’Uruguay et remontant le Parana jusqu’à la Bajada, prendraient à leur bord l’armée libératrice victorieuse, et la porteraient sur la rive droite du fleuve, dans la province de Santa-Fé, qui, ainsi que l’Entre-Rios, se lèverait devant le libérateur et le porterait en triomphe, entraînant comme un torrent par son exemple toutes les autres provinces du nord et de l’ouest ; puis, le héros des vrais cœurs argentins, poursuivant sa marche triomphale, irait dans les temples de Buénos-Ayres bénir Dieu de l’avoir choisi pour sauver la patrie.

Ainsi nous combinions le renversement du général Rosas, et lui, de son côté, sans se préoccuper de notre blocus, ni de nos menaces, ni de ce rival qu’on lui créait de toutes pièces et qui devait apparaître comme un météore terrible, préparait tranquillement la destruction de Rivera et le rétablissement d’Oribe dans l’état oriental. Au moment même où la troupe de Lavalle allait s’embarquer sur nos navires pour tenter de révolutionner l’Entre-Rios, le gouverneur de cette province, Echague, passait l’Uruguay à la tête de trois mille hommes, et pénétrait au cœur même de la République Orientale dans le but de faire prononcer à Montevideo la déchéance de Rivera, fermer le port aux navires de la division française, et nous ôter toute ressource dans la Plata.

Arrêtons-nous là, et du monde des idées où nous venons de voir deux combinaisons si diverses près de se résoudre par une lutte sanglante, descendons maintenant à l’exécution : les rêves s’évanouiront, la réalité seule restera. Nous suivrons parallèlement les mouvemens des deux chefs et des deux armées.

Le 2 septembre, la flottille qui portait (nous le croyions du moins) les destinées des provinces argentines appareilla de Martin-Garcia. La brise était favorable ; les navires refoulèrent sans peine le courant de l’Uruguay, et, le 4, on mit à terre dans la rivière de Nancay, petit affluent du fleuve, un détachement de cent cinquante hommes. Ce corps d’avant-garde devait ramasser des chevaux dans les estancias du voisinage, mais en se maintenant toujours à portée de nos navires, et manœuvrer de manière à rejoindre le reste de l’armée au débarquement général. À l’embouchure de l’arroyo (ruisseau) de la Landa, le contour de la rive forme un petit port naturel, une petite baie de sable, qui a pris son nom de l’estancia de don Basile, située dans le voisinage ; là toute la flottille se trouva réunie et jeta l’ancre. À l’entour, le terrain est marécageux ; nulle surprise n’était à craindre. On y débarqua un second détachement, qui prit terre aussi sans être inquiété, sans tirer un coup de fusil, et le lendemain, 8 septembre on vit accourir le premier corps expéditionnaire, qui poussait devant lui trois cents chevaux. Le reste des troupes fut porté par les navires quelques lieues plus haut, au Gualeguaychù, d’où l’on détacha vingt hommes encore jusqu’à San Lorenzo pour s’y procurer des chevaux. Dès le 10, la petite armée libératrice eut à sa disposition douze cents chevaux. Tout avait été payé comptant avec notre argent ; aussi les habitans n’avaient-ils fait aucune résistance, mais pas un ne s’était joint aux libérateurs. Qu’on ne s’étonne pas de cette prodigieuse multitude de chevaux ; ainsi vont les armées de ce pays, composées presque entièrement de cavalerie ; chaque soldat traîne à sa suite deux et même trois chevaux.

Le Gualeguaychù fut le point de départ. De là le général Lavalle adressa de touchans adieux à nos marins, qui y répondirent par des vœux sincères pour sa cause ; puis, le 14, il s’enfonça dans l’intérieur de la province. Sa proclamation aux habitans, manifeste politique et le grand œuvre de la commission argentine, est marquée d’un sceau bien étrange pour un chef de parti qui appelle son pays à une révolution. — « C’est du peuple, dit-il, que je viens recevoir ma foi politique. Je n’apporte avec moi aucun souvenir : j’ai répudié toutes mes traditions. Un triple vœu forme ma devise : La nation ! la liberté ! guerre au tyran Rosas ! »

La légion libératrice s’avança vers le nord. Deux raisons la déterminaient à choisir d’abord cette direction : elle longeait les rives du fleuve, conservant ainsi des communications faciles avec nos navires, et en même temps elle se rapprochait de la province de Corrientes, dont on avait appris le soulèvement, et qui lui offrait ou des renforts ou un refuge, selon que la fortune lui serait favorable ou contraire. Sa marche n’avait rien de précipité ; le général voulait ménager les chevaux. Cependant, derrière elle, se formait un orage : don Vicente Zapata, gouverneur délégué de l’état, la suivait pas à pas, à la tête de quinze à seize cents cavaliers ramassés à la hâte parmi les milices du pays. Le 22, au point du jour, près d’Yerua, il apparut menaçant l’arrière-garde ; heureusement un ravin arrêta la charge et donna le temps aux soldats de Lavalle de monter sur leurs chevaux de bataille et de fondre à leur tour sur l’ennemi, qu’ils mirent en complète déroute.

Ce succès, par lequel Lavalle ouvrait la campagne, exalta ses partisans à Montevideo et nous éblouit. Hélas ! comment, au milieu de l’enivrement causé par cette nouvelle, ne s’éleva-t-il pas dans le conseil de nos agens une voix qui leur dit : — Ce général Lavalle sur lequel vous fondez votre avenir est sans doute un vaillant officier ; il n’en est pas à faire ses preuves de bravoure ; ne l’a-t-il pas montrée dans vingt combats ? Mais comme chef de parti, comme promoteur d’une révolution, quelle est sa valeur ? S’est-il même levé spontanément entraîné par la force des choses et l’appel de la nécessité ? Non, c’est vous qui l’avez armé de toutes pièces : les hommes qui le suivent, c’est vous qui les soldez ; ses armes, vous les avez fournies, et votre or a payé les chevaux de son armée. À quel caractère pouvez-vous donc vous flatter qu’il soit l’élu du peuple ? Trouve-t-il des sympathies vives dans le pays où il est entré ? Aucune. Partout il rencontre des visages hostiles, et il s’estime heureux quand les habitans ne s’arment pas contre lui.

Don Pascal Echague, gouverneur de l’Entre-Rios, s’avançait dans l’état oriental. L’avis qu’il reçut de l’expédition du général Lavalle ne l’émut point ; il sourit aux plans chimériques qu’on fondait sur un pareil adversaire, et poursuivit l’exécution de ses projets contre Montevideo. Avec quelle anxiété nous suivions tous ses mouvemens ! La question était pour nous pleine d’intérêt ; on sentait qu’une crise approchait. D’un côté se trouvait Rivera, notre douteux ami, menacé par le lieutenant de Rosas et seul dans l’Uruguay pour lui résister ; de l’autre était Lavalle dans l’Entre-Rios, Lavalle, notre créature et le dépositaire de toutes nos espérances. L’absence d’Echague et de toute son armée laissait la province libre de se prononcer pour notre cause ; c’était là un concours surprenant d’évènemens favorables ; notre but fut de le maintenir. Nous craignions médiocrement pour Rivera et tout pour Lavalle d’une rencontre avec l’armée ennemie ; notre escadrille eut l’ordre de fermer à celle-ci l’Uruguay, et nos navires se postèrent en effet de manière à lui couper la retraite. La Bordelaise mouilla devant Paysandou, la ville la plus considérable de la province cis-platine sur sa frontière de l’ouest ; la goëlette la Vigilante remonta vingt lieues plus haut jusqu’au Salto, et la gabare l’Expéditive fut chargée de surveiller le cours inférieur du fleuve.

La principale force de l’armée d’Echague consistait dans sa cavalerie, dont quelques corps étaient bien exercés. Tant qu’il se maintint dans le nord du Rio Negro (Rivière Noire), qui partage en deux l’état oriental, le pays découvert et peu accidenté lui donnait une supériorité incontestable. Aussi le général Rivera ne s’aventura-t-il pas à risquer toute sa fortune dans un combat où l’ennemi aurait eu pour lui tant de chances favorables. Le plan du rusé gaucho était plus sage ; il avait de l’infanterie, et il savait que dans un camp retranché et protégé par son artillerie, jamais la cavalerie ne le taillerait en pièces ; il résolut donc de laisser l’ennemi s’épuiser en courses inutiles et de le forcer enfin à venir chercher la bataille sur le terrain qu’il aurait choisi, dont il connaîtrait toutes les ressources, et où il pourrait multiplier ses forces. Echague, en effet, passa la Rivière Noire : sur ce terrain entrecoupé, les avantages du sol ne furent plus pour lui ; cependant Rivera se replia vers Montevideo, mais cette marche rétrograde n’était pas une fuite. Du premier coup d’œil, il avait merveilleusement jugé l’issue de la campagne : « Maintenant, écrivait-il le 26 septembre, que les troupes d’Echague ont passé le Rio Negro, elles sont battues, parce qu’elles ont perdu leur mobilité ; mais je ne veux pas encore les attaquer, j’attends que Lavalle ait eu quelques succès. »

Nos agens aussi se berçaient de l’espoir de ces succès, mais ils étaient impossibles. Déjà le vain fantôme de popularité dont nous avions prétendu revêtir le général Lavalle s’était évanoui. Il ne lui restait plus qu’à confesser lui-même son impuissance. Après avoir attendu quelques jours l’effet de ses proclamations, voyant que la campagne demeurait sourde à sa voix, il avait envoyé une commission à la ville de Parana pour sonder les dispositions des habitans : l’accueil que reçurent ses députés lui fit assez voir que son nom était au moins sans prestige, si même l’instinct du peuple ne le repoussait pas. Presque réduit aux abois et traqué comme une bête fauve par plusieurs chefs dont il connaissait la férocité, il se vit contraint à faire ce pénible aveu que, n’ayant pas trouvé dans l’Entre-Rios la sympathie qu’il espérait, et redoutant la barbarie d’Urquiza, il avait dû se retirer à Corrientes. » (8 octobre.) Croirait-on que nos agens, loin d’être désabusés par ces désolantes paroles, persistèrent plus aveuglément que jamais à garder leur foi dans l’influence populaire du général Lavalle ?

Là sans doute auraient dû s’arrêter forcément nos spéculations révolutionnaires, si un évènement inattendu n’était venu relever toutes nos espérances et provoquer de nouvelles combinaisons. Nous prions qu’on veuille bien se rappeler le premier mouvement insurrectionnel de Corrientes étouffé dans le sang de Veron de Astrada. À la suite de cette commotion, don Pascal Echague avait fait élire comme gouverneur de la province le colonel de milices don José Antonio Romero, attaché à la cause du général Rosas. Mais le ferment de révolte, comprimé un instant par la présence des troupes victorieuses, fit explosion de nouveau dès qu’elles se furent éloignées ; le 6 octobre, la chambre des représentans destitua Romero et nomma provisoirement à sa place le brigadier-général don Pedro Ferré, choix que la nation ratifia. Il fallait organiser le pays et le mettre en état de défense ; il fallait trouver un officier éprouvé sur le champ de bataille, qui pût donner de la confiance à la nouvelle armée, la discipliner, l’exercer, tout en restant lui-même sous la dépendance du gouverneur de l’état. Ferré, homme habile dans les affaires et citoyen vertueux, n’avait de militaire que son titre de général. Lavalle se présenta au milieu de ces circonstances uniques ; il réunissait précisément toutes les qualités qu’on recherchait dans le chef militaire : sa bravoure était connue, et l’affaire d’Yerua donnait encore un éclat nouveau à son renom de vaillance ; d’ailleurs suppliant et réduit à demander asile, il ne pouvait inspirer d’ombrage. Ferré n’hésita point à l’accueillir, et, comptant sur sa reconnaissance, il le nomma général en chef de l’armée des Correntinos, se réservant, comme chef suprême de l’état, la haute direction des troupes.

Étrange caprice de la fortune ! Tout à l’heure le général Lavalle n’était qu’un simple chef de rebelles, soulevé contre le gouvernement reconnu et légal de son pays par l’argent de l’étranger, un homme que le succès seul pouvait arracher aux lois humaines, qui toutes le condamnaient impitoyablement à une mort ignominieuse, et voici qu’il devenait tout à coup le général d’un état constitué légalement, et la loi des nations sanctionnait désormais ses entreprises. À partir de ce moment, notre politique tendit à raviver le fameux traité du 31 décembre 1838, entre le président Rivera et le gouverneur de la province de Corrientes, à reconstruire cette ligue si rapidement et si désastreusement dissoute, pour lancer sur Rosas les armées combinées de Corrientes et de l’Uruguay, dont Rivera serait encore le généralissime.

Echague menaçait Montevideo ; déjà même il n’en était plus éloigné que de quelques lieues.. Cette ville était le pivot de notre blocus, il fallait à tout prix nous la conserver. Dans ce but, notre chargé d’affaires proposa de la mettre sous la protection d’une garnison de marins français. Par là Rivera se trouvait délivré de l’inquiétude de la couvrir, ce qu’il n’espérait pas pouvoir faire ; elle lui restait comme le point d’appui de ses opérations, centre inébranlable entre les mains des Français où se briserait en vain l’armée d’Echague, et toutes ses forces demeuraient disponibles pour agir contre l’ennemi. Le président Rivera reçut avec joie cette proposition, que les habitans eux-mêmes le pressèrent d’accepter. Nous ne retracerons point ici les répugnances de M. le contre-amiral Leblanc à l’idée de faire occuper Montevideo par nos matelots ; on lui arracha son consentement et quatre cents hommes pris sur nos navires, soutenus par les Français de la ville qui s’armèrent en même temps, répondirent au gouvernement oriental de la sûreté de cette place.

Certes, nous pouvons le déclarer hautement, les services que nous avons rendus au général Rivera, en intervenant dans les affaires de son pays, sont incontestables, sont immenses. À Montevideo, notre division navale et notre flottille dans l’Uruguay ont été ses plus fermes soutiens. Qu’on jette un coup d’œil sur l’état politique de la Bande Orientale : deux partis, nous l’avons déjà dit, les rouges et les blancs, s’entredéchirent. La rive de l’Uruguay, guidée en cela par son intérêt bien marqué, tenait pour Oribe, car l’Uruguay, dont les eaux baignent à l’occident l’Entre-Rios et à l’est la frontière de l’état oriental, est la grande artère du commerce intérieur de cette dernière république. Les grands navires le remontent jusqu’au Salto, et de là des bateaux plats ou d’un faible tirant d’eau transportent fort avant dans le nord, vers la frontière du Brésil, les marchandises de l’Europe en échange des produits du pays. Ces productions, on le sait, sont peu variées, mais très volumineuses ; elles consistent en bois, dont la partie inférieure du fleuve est totalement dépourvue, en cuirs, laines, graisses, fromages, troupeaux et débris d’animaux. De là un grand mouvement de navires. Plusieurs villes ont surgi spontanément pour l’entretien de ce commerce ; elles sont échelonnées le long du fleuve comme des étapes de navigation. Nous devons les décrire, car la France ignore encore jusqu’au nom de ces villes naissantes, et cependant leur existence toute commerciale nous intéresse à un haut degré ; on ne se représente pas assez ce qu’il y a de vitalité sur les bords de ces grands fleuves de l’Amérique. Paysandou, la principale, ne le cède déjà en grandeur et en importance qu’a Montevideo : elle a six mille habitans, et l’on y compte habituellement près de cent bâtimens de commerce, soit goëlettes, soit bricks, qui mouillent le long de la rive, dont la berge à pic forme un quai naturel, où ils déposent et embarquent leurs marchandises avec une facilité extrême ; les maisons sont neuves, régulières et belles. Plus haut, à vingt lieues environ dans le nord, se trouve la jolie petite ville de Salto : là, ainsi que nous l’avons dit, s’arrêtent les grands navires, et les bateaux y fourmillent, tantôt remontant ou descendant le fleuve, tantôt se transportant d’une de ses rives à l’autre ; on n’y compte encore que quelques jolies maisons et environ mille habitans, mais ce n’est qu’une ville naissante, et tout y respire une activité prodigieuse. Belem, à vingt lieues au-dessus du Salto, vient à peine d’éclore : son port est le rendez-vous d’une multitude de lanchons, de canots, de pirogues, de baleinières ; c’est le vrai port des bateaux. Un fait à remarquer, c’est que toutes ces villes sont situées sur la rive orientale, et qu’elles monopolisent le commerce des deux bords. Il leur importe donc beaucoup qu’il y ait paix entre l’Entre-Rios et la république cis-platine, union et commerce réciproque entre les deux pays. De là leur préférence pour Oribe, l’ami de Rosas et d’Echague ; de là leur répulsion pour Rivera, dont la seule présence allumait la guerre et tarissait le commerce de l’Uruguay, car, chez les peuples ainsi que chez les individus, l’intérêt guide les affections. Aussi Paysandou fut-il le dernier boulevard d’Oribe, et, malgré la présence de nos navires, il devenait chaque nuit une sorte de coupe-gorge ; des partis de blanquillos battaient la campagne et semaient partout la terreur. Combien de fois nos marins ne recueillirent-ils pas de malheureuses familles expulsées par la guerre civile ! Les égorgemens cessaient là où apparaissait le drapeau tricolore. Ce fut notre plus beau rôle. Malgré nos déclarations publiques de n’intervenir jamais dans les troubles du pays, nos capitaines avaient l’ordre « d’user de leur artillerie contre les ennemis du général Rivera, qui n’envahissaient l’état oriental que pour en chasser les immondes Français. » Et nous assurâmes ainsi le triomphe des rouges, partisans de Rivera, car, en arrêtant tous les secours que l’Entre-Rios envoyait aux blancs, nous privâmes ceux-ci de leur principale force : ils furent vaincus.

Une circonstance inopinée vint accroître la confiance de nos agens dans le succès de leurs combinaisons. Le 9 novembre, le contre-amiral Leblanc reçut la visite de plusieurs individus accourus de la province de Buénos-Ayres. — Tout le sud de la province est en révolution, lui dirent-ils ; dans nos rangs se trouve un frère de Rosas ; notre chef, Crammer, est un Français ; il ne nous manque que des armes ; nous sommes députés vers vous pour vous supplier de nous en procurer. Hâtez-vous de nous aider, et Buénos-Ayres est libre. — La même députation se rendait auprès du général Lavalle pour l’engager à coopérer avec les mécontens du sud, et même à se mettre à leur tête. Ce cri : Buénos-Ayres est libre ! courut avec la rapidité de l’éclair de Montevideo à Corrientes ; nos officiers s’en firent les messagers et les échos. Lavalle, au premier avis qu’il en eut, voulait tout quitter pour se rendre au vœu des nouveaux révoltés ; il était prêt à abandonner les Correntinos, qui l’avaient nommé leur général en chef, et désertait ainsi cette grande combinaison de Rivera et de Ferré dont nous voulions écraser Rosas. Ce nouveau rêve ne fut pas long : on vit bientôt arriver un millier de malheureux fugitifs, débris de la grande révolution du sud. Ainsi que nous, ils avaient fait fonds sur une haine spontanée et universelle contre Rosas ; ils s’étaient avancés jusqu’aux portes de Buénos-Ayres sans armes, en criant aux habitans de secouer le joug du tyran. Un détachement de soldats sortit de la ville et marcha vers eux : ils se figurèrent que la désertion commençait ; mais, au lieu de se jeter dans leurs bras, cette troupe leur tira des coups de fusil. Crammer tomba raide mort, frappé d’une balle au front ; Castelli, le fils d’un des héros de l’indépendance et le promoteur de la révolte, périt également ; le reste s’enfuit, et les plus compromis vinrent à Montevideo chercher un asile pour échapper aux vengeances de Rosas. Nous donnâmes des armes à neuf cents de ces nouveaux proscrits, et la commission argentine les envoya au général Lavalle, qui les reçut avec affection, peut-être même blessa-t-il les Correntinos par une préférence trop marquée pour ses compatriotes. Il y avait eu un instant d’éblouissement au mot de Buénos-Ayres est libre ! le rêve finit là.

Revenons au blocus : il était poussé assez mollement ; comment eût-on pu tenir sérieusement à une mesure qui n’était qu’accessoire dans le vaste échafaudage de révolutions qu’on bâtissait ? Cependant le contre-amiral Leblanc fit avec Rivera une convention qui porta ses fruits, quand nous fûmes revenus plus tard à des sentimens moins exaltés. D’une rive à l’autre de la Plata, la contrebande se menait avec une audace provoquante. Les expéditions étaient préparées dans la province orientale, sous les yeux même de nos officiers ; on chargeait de petits bâtimens et des baleinières à marche rapide ; pendant une nuit sombre ou par un temps d’orage, ces contrebandiers mettaient à la voile, traversaient notre ligne de blocus sans être aperçus ou sans pouvoir être poursuivis par nos canots de garde (le vent régnant dans ces parages les favorisait) ; ils allaient s’échouer à la côte, où les habitans les tiraient sur le rivage et les déchargeaient. Le président Rivera nous concéda le droit de visite sur tous les bâtimens en chargement à la côte orientale ; nul ne devait circuler sans un laissez-passer délivré par nos officiers : nous pûmes saisir jusque dans les arroyos (ruisseaux) et dans les criques les plus abritées toutes les barques orientales chargées de marchandises, qui ne justifieraient pas légalement de leur destination pour quelque point librement ouvert au commerce. Comme mesure auxiliaire de notre blocus, on n’en pouvait imaginer de plus puissante ni de plus féconde en résultats.

Divers chefs dévoués à Rosas s’étaient jetés dans l’Entre-Rios : c’était don Pablo Lopez, gouverneur de Santa-Fé, à la tête de six cents hommes ; on l’avait surnommé Mascara (le masque) à cause des trous dont la petite vérole a semé son visage ; c’était Oribe avec un nombre à peu près égal de partisans : Urquiza, surnommé le féroce, Lavalleja et Servando Gomez, après avoir battu quelque temps la campagne et dispersé des partis de Correntinos, s’étaient réunis à l’armée d’Echague, et Lavalle, immobilisé à la tête de sa nouvelle armée, restait dans la province de Corrientes. Il eût voulu que la marine française allât bloquer tout le cours du Parana pour empêcher les communications entre l’Entre-Rios et les autres provinces argentines ; ainsi tous les petits chefs de guerillas, coupés du centre de leurs ressources, se fussent trouvés comme perdus. De son camp de Curuzucuatia, d’où il ne pouvait bouger, il demandait que nous fissions une expédition contre le Rosario, regardé alors comme la clé de la navigation du fleuve, pour démanteler le fort, détruire les batteries et enclouer les canons ; il essayait de nous émouvoir en piquant notre orgueil national : « N’est-il pas honteux pour le pavillon tricolore, disait-il, de ne pouvoir naviguer que de nuit dans le Parana, parce que Rosas s’y oppose ? » D’un autre côté, le contre-amiral Leblanc, dont les évènemens de l’Entre-Rios n’avaient pas suffi à dessiller les yeux sur le peu d’influence de Lavalle comme chef populaire, ne songeait qu’à l’envoyer sur la rive droite du Parana ; il écrivait sérieusement : « Qu’il batte vite et Lopez et Oribe ! Ainsi l’Entre-Rios est libre, et alors qu’il passe le fleuve ! sa présence révolutionnera Santa-Fé et les autres provinces ; mais qu’il se hâte, car les subsides de la France peuvent lui faire défaut. » On va vite en révolutions quand c’est l’imagination qui les combine. M. le contre-amiral Leblanc, qui se savait remplacé dans son commandement, désirait ardemment précipiter la conclusion des affaires avant l’arrivée de son successeur ; malheureusement la fortune n’avait pas rangé ce résultat parmi les éventualités possibles. Echague s’était avancé jusqu’aux portes de Montevideo ; mais, à la vue de nos marins disposés à faire pleuvoir du haut des terrasses sur ses escadrons une grêle de mitraille et de balles, il inclina ses armes et poussa un rugissement de rage, car nous lui enlevions sa conquête, et il sentait que contre nous tous ses efforts se briseraient inutilement. Cependant il ne désespéra pas encore. Maintenant qu’il ne devait plus compter sur la prise de Montevideo, sa condition d’assaillant lui faisait une nécessité de livrer une bataille ; il la chercha. Il faut le dire, cet ennemi si dédaigné montrait une singulière audace. Vingt fois il essaya d’attirer Rivera en rase campagne, mais le patient gaucho, sans se laisser amorcer, resta inébranlable dans son camp retranché de Cagancha, à treize lieues de la ville. Force fut donc à Echague de tenter de rompre les lignes et de pousser l’ennemi dans ses retranchemens. C’est ce qu’il fit. Trois fois il lança sa cavalerie contre l’armée orientale, et trois fois l’artillerie et l’infanterie de Rivera lui firent éprouver des pertes considérables sans se laisser entamer un instant. Ces charges réitérées et toujours malheureuses épuisèrent les troupes argentines ; le découragement les saisit, le désordre se mit dans leurs rangs, les escadrons se débandèrent, chacun s’enfuit en tirant de son côté ; la bataille fut gagnée pour Rivera. Il lui suffit que l’ennemi fût en déroute et quittât le territoire de la république ; il ne le poursuivit pas : être maître chez lui était son seul désir ; il s’estimait assez heureux de pouvoir annoncer la fin de l’année 1839 par le bulletin d’une victoire éclatante. Telle fut la bataille de Cagancha, qui a fait du 29 décembre une grande journée pour la République Orientale.

Echague se retira dans sa province sans être inquiété : toutes ses troupes le rallièrent, et il effectua son passage de l’Uruguay au paso de los Higos[5], sans qu’aucun ennemi s’y opposât. Nos agens s’irritèrent contre le général Lavalle, qui ne parut point pour harceler les fuyards. « Où donc est-il ? que fait-il ? Quand trouvera-t-il une meilleure occasion d’en finir avec Echague et l’Entre-Rios ? Vraiment Lavalle est inexplicable ! » Ainsi éclataient nos plaintes. Si nous avions voulu nous tenir dans la réalité, la réponse était facile : nous nous étions formé du général Lavalle une opinion exagérée ; pouvait-il satisfaire nos impatiences et nos ardens désirs ?

Mais déjà M. le contre-amiral Leblanc ne commandait plus la division française ; il avait fait ses adieux aux marins le 23 décembre, et bientôt après il partit pour la France avec la frégate la Minerve. Les habitans de Montevideo, les proscrits argentins surtout, lui exprimèrent les regrets les plus vifs ; nos marins le virent s’éloigner avec indifférence. C’est au milieu de ces circonstances que M. le contre-amiral Dupotet venait prendre le commandement de l’escadre. Tout le monde était dans l’ivresse de la victoire de Cagancha, on ne rêvait que triomphes à Montevideo, chacun croyait toucher au dénouement. Disons tout de suite les difficultés de la position du nouveau chef. Quand on lui confia le commandement de la station du Brésil, le gouvernement français, las de voir la question de la Plata traîner en longueur, lui avait donné la direction des affaires politiques et militaires ; puis, par un retour sur cette première disposition, on lui avait retiré toute intervention diplomatique ; les opérations militaires seules restaient de son ressort. Ainsi le contre-amiral Dupotet demeurait forcément enchaîné à la ligne de conduite suivie jusqu’alors ; il fallait qu’il concourût aux plans du chargé d’affaires, quelle que fût sa conviction personnelle. Certes, il y avait là quelque chose de pénible pour l’amiral, car nous nous étions jetés dans des complications d’intérêts de localité où toutes les démarches n’étaient pas avouées, où certains actes occultes pouvaient ne pas convenir à toutes les consciences. Et si ces actes ne sont justifiables que par le succès, comment les jugera l’homme qui, dans sa conviction, les croira inutiles, impuissans et même nuisibles à la cause de son pays ?

La bataille de Cagancha était le premier pas vers l’exécution du traité du 31 décembre 1838, et celui qu’on considérait comme le plus difficile ; le reste semblait n’exiger que de la persévérance. Mais il fallait s’assurer la coopération du général Rivera. Notre agent espéra l’enchaîner à la parole jurée par son propre intérêt. Nous signâmes sous main avec lui une convention par laquelle nous donnions au président de la république de l’Uruguay cent mille patacons (six cent mille francs), sous la condition qu’il passerait l’Uruguay avec son armée ; que ce passage effectué, nous lui en avancerions cent mille autres, mais que, s’il manquait à ses engagemens, la première somme, au lieu d’un subside, ne serait qu’un prêt remboursable. Au flair de l’or, Rivera signa tout ce qu’on voulut, et nous lui mîmes entre les mains six cent mille fr. Laissons maintenant se dérouler les résultats de cette convention.

Au 1er janvier 1840, nous nous trouvions exactement dans la même situation qu’au 1er janvier 1839. Nos auxiliaires étaient les mêmes : c’étaient le président de l’état oriental et le gouverneur de la province de Corrientes. Nos ennemis n’avaient pas changé : vainqueurs au Pago Largo, ils avaient été vaincus à Cagancha. Nous reprenions les mêmes projets, les mêmes manœuvres ; seulement l’expérience avait jeté dans notre esprit une cruelle défiance. Rappelons le but du traité : c’était de fonder une ligue offensive et défensive entre Corrientes et la république cis-platine, de combiner les deux armées sous le commandement en chef du général Rivera, de chasser de l’Entre-Rios les lieutenans de Rosas et d’y détruire complètement son influence ; cette première partie intéressait spécialement Rivera et Ferré, mais la suite nous importait surtout : c’était de franchir le Parana, de révolutionner les provinces argentines, et de précipiter la chute de Rosas.

D’abord l’amiral Dupotet et M. Buchet-Martigny s’entendirent sur les mesures à prendre. Notre garnison de Montevideo, devenue inutile, fut rappelée à bord de l’escadre ; puis on disposa une petite division composée de cinq navires, l’Expéditive, la Bordelaise, le brick le Sylphe, les canonnières l’Églantine et la Tactique, qui partit le 8 janvier pour remonter le Parana. Sa mission était la même que l’année précédente : soutenir nos alliés, leur offrir un refuge, un appui et des moyens de transport le long du fleuve, arrêter toute communication d’une rive à l’autre entre les troupes de Rosas, sans cependant opérer aucun débarquement de nos marins. Les navires défilèrent en ligne sous les batteries du Rosario, qui cette fois ne restèrent pas silencieuses ; elles ouvrirent leur feu, et nos marins ripostèrent chaudement. Nous n’eûmes heureusement à déplorer la perte d’aucun des nôtres.

Ce fut près de la Bajada que la flottille alla prendre position : ainsi elle avait devant elle, d’un côté la capitale de l’Entre-Rios, à la prise de laquelle elle était prête à coopérer puissamment dès que le général Lavalle se présenterait pour l’attaquer, de l’autre Santa-Fé, dont elle surveillait tous les mouvemens et qu’elle tenait comme bloquée. D’ailleurs, elle pouvait établir des communications faciles avec l’armée de nos amis. Mais hélas ! nos espérances reposaient sur une base bien fragile, sur un pacte d’union entre notre agent, Rivera, Ferré, Lavalle et ses Argentins ! Nous ne connaissions que trop déjà la foi punique de Rivera, et malheureusement nous ne voulions pas voir que son apparente perfidie n’était que le résultat d’une science parfaite des hommes et des choses de son pays. Nos plans furent toujours des chimères à ses yeux ; s’il eut l’air de se prêter à nos illusions, ce fut pour avoir sa part de notre argent : sa seule prétention était de demeurer le maître chez lui, et il y réussit. Ferré ne songeait qu’à protéger sa province : on le berça de l’espoir d’expulser de l’Entre-Rios toutes les troupes de Rosas, et il se laissa séduire à une idée dont sa confiance en Rivera et son ignorance de l’art militaire lui cachaient toutes les difficultés. Le général Lavalle et ses Argentins n’avaient qu’un seul but, rentrer à Buénos-Ayres en renversant Rosas ; c’était le nôtre : aussi un intérêt plus particulièrement commun nous liait-il plus intimement à ces derniers. Une honteuse défiance régnait entre tous les intéressés ; on se sentait toujours prêt à se trahir mutuellement. De part et d’autre, on s’envoya des députés pour tâcher de cimenter l’union entre les chefs ; nos officiers furent chargés de donner au gouverneur Ferré l’assurance que Rivera passerait dans l’Entre-Rios le plus tôt possible avec deux mille hommes et dix pièces d’artillerie, que Lavalle se rangerait immédiatement sous les ordres de Rivera, nommé général en chef ; qu’il fallait donc que le gouverneur de Corrientes usât de son pouvoir et de son influence pour maintenir la bonne harmonie entre les deux rivaux. On promettait que Rivera ne passerait point le Parana, cette seconde partie de l’entreprise étant dévolue au général Lavalle, qui d’ailleurs, reniant ses antécédens politiques, s’était engagé, une fois maître de Buénos-Ayres, à ne point prendre lui-même l’autorité suprême, et à ne point établir un gouvernement unitaire que réprouvait le vœu général. L’envoyé de Rivera fit les mêmes protestations. Ferré, sincèrement dévoué à sa patrie et à la cause qu’il embrassait, homme de mœurs antiques et simples aussi bien que son ami M. Aimé Bonpland, notre compatriote, qu’il admet à tous ses conseils, Ferré crut à toutes ces paroles, et se livra avec une foi naïve aux promesses de l’avenir. Il nomma Rivera généralissime de l’armée combinée, et prépara une sorte de congrès entre lui, représentant de la république de Corrientes, Rivera et Lavalle, où seraient appelés comme membres consultants M. Buchet-Martigny et le contre-amiral Dupotet. Dans cette solennelle assemblée, on devait décider du sort des républiques de l’Amérique du sud, fixer les bases de leur équilibre, régler leur avenir et fonder leur bonheur. Beau rêve d’un cœur épris d’une noble passion pour le bien des sociétés humaines, et dans lequel Ferré, vieux champion de la constitution fédérale, se complaisait ! Plein de ces flatteuses espérances, il confia toutes ses troupes à Lavalle, et le 27 février, la nouvelle armée libératrice se mit en marche sous les ordres de ce fils chéri de Mars, comme l’appelait le gouverneur de Corrientes dans ses proclamations. Quant au général, son langage aux Entrerianos fut clair : « Si vous nous recevez en frères et combattez avec nous, leur dit-il, vous serez heureux et libres ; si vous résistez, votre mort est certaine, nous mettrons à feu et à sang votre belle patrie. » Ce premier pas fait, Ferré pressa Rivera d’accourir et de hâter le triomphe de la cause sainte. L’astucieux gaucho, bien résolu à jouer tout le monde, cherchait à modérer cette ardeur. « Nous possédons l’un et l’autre, lui écrivait-il ; il faut que nous agissions sans précipitation, pour conserver d’abord ce que nous avons. Quant aux Français, comptons sur leur argent et sur leurs ressources ; leur honneur est engagé dans l’affaire, et ils ont besoin de nous. »

Lavalle et Rivera se connaissent intimement : ils se sont souvent trouvés en contact dans les affaires publiques, à la ville et dans les camps, et ils se méprisent réciproquement. Aussi, les officiers que nous avions envoyés dans le Parana, et qui ne pensaient qu’à l’exécution franche et loyale du plan qui leur était confié, pressèrent-ils vainement Lavalle de faire au bien général le sacrifice de son amour-propre en se rangeant sous les ordres de Rivera. « Savez-vous, répondit-il, ce que c’est que le général Rivera ? Comment donc osez-vous me demander de remettre entre ses mains les destinées de la République Argentine ? Rappelez-vous que ce n’est qu’en échappant à ses piéges que nous avons pu sortir de Montevideo pour proclamer la liberté de notre patrie, et qu’une fois à Martin-Garcia, loin de nous soutenir, il nous a traités en ennemis ; à Yerua, il nous a laissés combattre un contre quatre sans nous secourir. Malgré tous ses sermens, a-t-il envoyé un seul soldat oriental dans l’Entre-Rios ? Non ! il nous laissera encore livrer bataille seuls malgré l’infériorité de nos forces. Toutes ses mesures sont hostiles à nos desseins. Remettre aux mains du général Rivera cette grande révolution, ce serait la perdre : je ne puis me ranger sous les ordres de cet homme, car je ne veux point trahir mes compatriotes qui espèrent leur salut de moi, qui se sont fiés à ma foi ; et d’ailleurs jamais ils ne consentiraient à le suivre. » Puis, ne voyant autour de lui que défiance et mauvaise foi, il se disposait à abandonner tout le monde, cherchant à agir seul, par lui-même, mais en enlevant toutefois à ses alliés le plus qu’il pourrait emporter. « Ah ! disait-il à ses confidens, si je pouvais m’affranchir de Rivera et de Ferré, passer le Parana avec les troupes qu’on m’a confiées ! Et, une fois devant Buenos-Ayres, si l’on se déclarait pour moi, si je pouvais agir en mon nom propre et me délivrer de cet appui de la France que mes ennemis me reprochent comme un opprobre, et dont ils se servent pour rendre ma cause odieuse ! » Et alors il agissait sans consulter Ferré, sans lui donner avis de ses résolutions, quelquefois même malgré les ordres qu’il en avait reçus. Il demandait à nos officiers de le transporter secrètement lui et sa troupe sur l’autre rive du Parana, au mépris des promesses les plus sacrées.

Jusqu’ici nous n’avons point parlé de la guerre de plume qui marchait de front avec la guerre d’épée. Imaginez de grossières injures dans le goût des héros d’Homère ; appelez le général Rosas l’infâme Rosas, le tyran sanguinaire, le monstre féroce ; Echague et Lopez, des sauvages immondes ; Urquiza, Lavalleja et Oribe, des vandales sur lesquels il faut prononcer anathème et guerre à mort ; qualifiez Lavalle et ses adhérens du titre d’assassins ; nommez-nous enfin les dégoûtans Français ; puis brodez, à l’aide de ces auxiliaires du langage, un tissu de calomnies bien noires, de conceptions hideuses et fantastiques, et vous aurez une idée de la polémique des journaux et des gouvernans du pays, et même des proclamations des chefs. Nous devons dire ici cependant qu’à partir du moment où le contre-amiral Dupotet mouilla sur la rade de Montevideo, les journaux argentins, auparavant si véhémens, si pleins d’invectives et d’ignobles injures contre nous, quittèrent tout à coup à notre égard ce jargon des halles et ne laissèrent même plus échapper une parole insultante pour nous ; leurs armes étaient devenues courtoises.

Echague, rentré dans sa province avec les débris de son armée, avait rallié successivement les divers corps de troupes éparpillés dans l’Entre-Rios, et s’était posté à quinze lieues environ de la Bajada, sa capitale. Nos officiers, habitués à la tactique des armées disciplinées de l’Europe, ne s’expliquèrent pas comment le général Lavalle n’avait pas couru sur son ennemi au moment où celui-ci rentrait en désordre ; mais les nouvelles troupes du libérateur n’étaient que de la cavalerie mal organisée, des milices à demi sauvages qu’aucun frein de discipline n’avait encore instruites à se rallier autour du drapeau. De pareils soldats, pour qui le pain est une chose presque inconnue, et qui ne vivent que de bestiaux, traînent à leur suite des troupeaux entiers. Avec de telles bandes, le général eût compromis sa cause et celle de Corrientes, s’il se fût engagé à la légère à la poursuite d’un ennemi insaisissable et pourtant aguerri. Il ne le fit pas ; il aima mieux attendre que son adversaire fût campé. Ce camp d’Echague était bien choisi. L’artillerie, de six pièces de canon, et l’infanterie, composée de sept cents hommes, occupaient à la droite un mamelon sur les bords du ruisseau de don Cristoval ; la cavalerie, étendue sur une ligne à gauche, barrait le chemin à l’ennemi. Lavalle se présenta à la tête de deux mille sept cents hommes ; c’était le 10 avril. Il descendait des collines après une pénible marche, et voulait gagner le ruisseau pour y abreuver ses chevaux. La cavalerie d’Echague prétendit s’y opposer et se porta en avant ; mais la soif aiguillonnait les premiers escadrons de l’armée libératrice : ils n’attendirent aucun signal et chargèrent la lance au poing, entraînant presque toute l’armée du même mouvement contre la gauche de l’ennemi, qui plia. Ils voulurent enlever de même l’artillerie et l’infanterie ; mais la mitraille et les feux de file des bataillons firent cabrer les chevaux et reculer les escadrons : la victoire s’arrêta là.

On publia ce succès comme un grand triomphe ; notre flottille du Parana tira des coups de canon d’allégresse. Néanmoins la question restait toujours indécise. Echague conservait toutes ses forces. Il compléta son armée, et vint s’établir à douze lieues de la Bajada, au lieu que nous avons nommé le Grand Saule (el Sauce Grande). Lavalle escarmouchait autour de lui. Pendant des mois entiers, les deux armées restèrent ainsi en présence sans se faire aucun mal. L’ennemi était fort surtout en artillerie et en infanterie ; l’instinct et la nécessité lui avaient révélé que c’étaient là ses vrais élémens de résistance ; le souvenir sanglant de Cagancha lui restait en mémoire ; toute sa cavalerie s’y était brisée contre les lignes de Rivera. D’ailleurs, comment nourrir de nombreux chevaux dans un camp nécessairement fort limité ?

Cependant le général Lavalle se consumait en efforts superflus. Il désespérait de voir arriver aucun secours de Rivera, et il avait, au mois de juillet, la plus belle armée qu’il pût réunir : c’étaient toutes les forces de Corrientes, troupes mobiles et réserve ; il comptait près de trois mille cavaliers, et en tout trois mille cinq cents hommes environ sous ses ordres. Déjà les pâturages étaient sur le point de lui manquer ; il se trouvait dans la nécessité de brusquer le dénouement et de tenter la fortune d’un combat. À quelques lieues de lui, près de Punta-Gorda, toute la flottille française réunie lui offrait une retraite sûre : pouvait-il espérer des chances plus favorables ? Le 15 juillet, il résolut d’attaquer.

Deux ravins profonds et bourbeux, comme deux grandes lignes parallèles, protégeaient le front et les derrières d’Echague ; ses flancs étaient abrités par des fossés et des trous formés naturellement par les eaux dans un sol marécageux et couvert d’herbes épaisses. Lavalle ignorait l’existence du second ravin : tandis qu’il attaquait de front avec son infanterie, il lança sur les derrières de l’ennemi un corps de cavalerie qui se débanda bientôt au milieu des obstacles imprévus qu’il rencontra ; un second corps de cavalerie, jeté sur la droite, s’embourba dans les fosses couvertes qui protégeaient le flanc droit d’Echague ; un seul corps de cavalerie, qui pénétra par la gauche du camp, enfonça la cavalerie ennemie, mais il fut obligé de rebrousser chemin devant l’infanterie, qu’il ne put entamer, et sous le feu d’une artillerie assez bien servie, qu’un simple changement de front démasqua. Toute l’armée libératrice, en désordre, s’enfuit vers nos navires, sans qu’Echague la poursuivît dans sa retraite. Ce ne fut que cinq jours après que l’ennemi se présenta au rivage de Punta-Gorda pour inquiéter l’embarquement des soldats de Lavalle : nous les transportâmes d’abord avec tous leurs bagages, cinq cents bœufs et douze cents chevaux, sur une île du fleuve qui fait face au point d’embarquement. Le feu d’une batterie que l’ennemi réussit à établir, gêna un peu nos marins.

Lavalle tombait à bord de nos navires tout étourdi de sa défaite. Les troupeaux qui suivaient son armée furent bientôt consommés. Que résoudre ? Remonter le fleuve jusqu’à Corrientes était une chose impraticable ; la flottille manquait de vivres pour tant de monde. Se jeter dans la province de Santa-Fé, et tenter le grand acte de la guerre, le soulèvement de toutes les provinces ? Hélas ! cette proposition lui donnait le vertige : une expédition de quelques centaines d’hommes qu’il avait envoyés en avant (le 26 mars) pour éprouver les dispositions des habitans, avait reçu un accueil qui le faisait frémir. On avait soulevé contre lui jusqu’aux Indiens sauvages, et le dernier représentant d’une malheureuse famille dont nous retracerons plus tard la fin lamentable, le colonel don Francisco Reyna-Fé, ses compagnons et leur chef, don Mariano Vera, avaient pavé leur tentative du dernier supplice. Il désespéra un instant de sa cause. Il ne vit plus d’autre ressource que de s’abandonner au courant du fleuve et de se laisser dériver jusqu’à l’île de Martin-Garcia, où il trouverait du moins un asile pour lui et les siens sous la protection du drapeau de la France. Une ombre d’espérance, mais bien vague, flottait dans son esprit : si, pendant le trajet, il pouvait s’emparer, sur les rives du Parana, d’un nombre de chevaux assez considérable pour monter toute son armée, peut-être se relèverait-il encore ! Nos navires appareillèrent suivis d’un convoi, et emportèrent avec Lavalle et ses mille Argentins deux mille Correntinos, l’espoir de Ferré, qui poussa un long cri de désespoir quand il vit sa patrie dégarnie de défenseurs et exposée aux vengeances d’un ennemi dont les coups avaient porté le deuil un an auparavant dans toutes les familles de Corrientes. Il maudit Lavalle et l’accusa de perfidie.

Les soldats de Rosas attendaient nos navires du haut des batteries du Rosario ; toutes les pièces étaient chargées ; les mèches fumaient aux mains des canonniers. De ce côté du Parana, la berge acore et taillée à pic, quelquefois même surplombant les eaux, s’élève à quatre-vingts pieds de hauteur perpendiculaire au-dessus du niveau du fleuve. Les habitans appellent ces bords abrupts des barrancas. La barranca du Rosario est célèbre dans le pays, comme l’était, dans la Grèce antique, le fameux rocher de Leucate ; on fait des récits de sauts merveilleux exécutés à cette barranca par des gens désespérés. Les canons qu’on a placés sur la crête du Rosario dominent la passe de leurs feux plongeans : bien dirigés, ils eussent fait de terribles ravages dans l’armée qui défilait, si l’on n’eût découvert pour le convoi un passage abrité par une île. Nos navires de guerre seuls affrontèrent les boulets de l’ennemi ; ils passèrent en s’enveloppant de feu et de fumée et renvoyant à l’ennemi dix coups pour un. Notre perte fut insignifiante. Cependant, à bord du brick le Sylphe, on pleura la mort d’un jeune officier sorti de l’école polytechnique, l’enseigne de vaisseau Fabre, qui eut la colonne vertébrale et les reins brisés par un boulet : frappé à mort, et tombant en secouant son bras coupé du même coup, il criait pour dernier adieu à sa patrie : Vive la France !

La flottille arriva devant San-Pedro, où elle s’arrêta. Les vivres commençaient à manquer ; il était à craindre qu’on n’en eût pas assez pour aller jusqu’à Martin-Garcia. Nos officiers pressaient le général Lavalle de débarquer et de tenter la fortune dans la province même de Buénos-Ayres. Un parti d’une centaine d’hommes envoyés en éclaireurs un peu plus bas, au Barandero, avait ramené des chevaux. Cependant Lavalle demeurait dans une désolante perplexité, lorsqu’un détachement jeté à terre au hasard, mais soutenu par nos canons, surprit si bien un petit corps d’observation de l’armée de Rosas, qu’il s’enfuit abandonnant un parc de deux mille chevaux. Ce fut comme un éclair de fortune pour l’armée libératrice, qui prit possession de San-Pedro, où elle se trouva tout à coup montée en chevaux et prête à entrer en campagne, et qui de fugitive qu’elle était auparavant, exposée à mourir de faim, et ne sachant si elle pourrait atteindre une terre hospitalière pour recueillir ses débris, devenait en quelques heures envahissante, et arrivait à l’improviste aux portes de la capitale de l’ennemi, le menaçant au cœur, comme si elle fût tombée du ciel. L’effectif de cette armée était d’environ trois mille deux cents hommes ; mais sa véritable force consistait dans les deux mille soldats de Corrientes.

Le général Lavalle mit une petite garnison dans San-Pedro, où nos navires appuyèrent ses opérations ; puis il s’aventura dans les vastes plaines de la province de Buénos-Ayres, appelant les habitans à la liberté.

§ VII. — SCISSION ENTRE M. BUCHET-MARTIGNY ET LE CONTRE-AMIRAL
DUPOTET. — LE VICE-AMIRAL BAUDIN. —
LE VICE-AMIRAL DE MACKAU.

Sous le nouvel amiral, le blocus avait cessé d’être une mesure presque dérisoire ; c’était bien véritablement l’acte capital de la guerre ; le nombre de nos navires s’était accru ; une multitude de baleinières et de bateaux furent capturés sur les contrebandiers ; on les arma, et l’on s’en servit comme d’auxiliaires fort utiles. Nos jeunes officiers firent alors un rude apprentissage de leur métier ; on les expédiait sur tous les points de la rivière pour fouiller les ruisseaux et les criques, et dans cette guerre d’extermination, qu’on semblait avoir jurée à la contrebande, ils ne laissèrent à celle-ci aucun réduit où elle pût encore se réfugier. Ils partaient pour ces expéditions hasardeuses dans des barques découvertes, dans de simples canots, où rien ne les abritait de la pluie ni de l’écume des vagues, et restaient des semaines, des mois entiers, n’ayant pour se guider qu’une boussole, pour provisions que quelques galettes de biscuit et un baril de vin, pour munitions qu’un peu de poudre et leurs armes. Ils s’aventuraient audacieusement au milieu des roseaux et des joncs qui couvrent les terrains d’alluvion, pénétraient dans les mille replis du fleuve, aux lieux les plus cachés, au risque d’y être égorgés. Ils vivaient avec leurs matelots de leur chasse et de leur pêche, toujours en garde contre les surprises des tigres tapis en embuscade dans les branches des arbres penchés sur les eaux, et qui, dans les canaux étroits surtout, guettaient l’embarcation au passage pour happer et déchirer dans leurs griffes quelqu’un des rameurs. Et pourtant cette vie toute de privations les charmait. Le spectacle de cet immense fleuve, cette nature solitaire, mais imposante, ce sol vierge où l’on ne découvrait que des bêtes féroces dans les hautes herbes, de loin en loin une autruche fuyant comme un cavalier gaucho, et des centaines d’oiseaux rares, des myriades d’insectes curieux, les remplissaient de vives émotions ; ils se laissaient éprendre aux séductions de la vie sauvage. Alors vraiment notre blocus ferma presque hermétiquement la côte argentine ; il fut effectif.

Malheureusement il survint dans nos affaires même une nouvelle complication : la discorde éclata entre notre agent diplomatique et le chef de la division navale. À l’arrivée de l’amiral Dupotet, le bruit s’était répandu que la France envoyait un nouvel agent muni de pleins pouvoirs pour arranger le différend. Sur cette simple nouvelle, le général Rosas et son gouvernement s’empressèrent de donner l’assurance que désormais on pouvait compter sur la paix, puisque M. Buchet-Martigny, l’auteur ou du moins le fauteur de la querelle, l’ennemi irréconciliable de la république, était enfin rappelé. Mais toutes ces espérances furent vaines ; l’amiral Dupotet n’avait aucune mission pour traiter. Cependant le ministre de sa majesté britannique à Buénos-Ayres, M. Mandeville, lui fit secrètement des ouvertures d’accommodement ; il les écouta, et se rendit devant la ville, sous le prétexte de visiter les divers navires du blocus. On arrangea une entrevue entre l’amiral et le ministre des relations extérieures, don Felipe Arana ; cette entrevue eut lieu comme par hasard à bord de la corvette anglaise l’Action. Un dîner donné par le capitaine devait couvrir le mystère. Le ministre argentin remit au contre-amiral français des propositions que celui-ci se chargea seulement de transmettre au chargé d’affaires. Tout à coup, à Montevideo, parmi les proscrits argentins et les ennemis les plus acharnés du général Rosas, on publia que le contre-amiral Dupotet, au mépris des pouvoirs conférés à notre chargé d’affaires, avait engagé la France dans l’acceptation de conditions humiliantes. L’affaire n’eut que trop de retentissement en France, où les journaux s’en saisirent. Les reproches qu’on adressait à l’amiral avaient un singulier caractère d’acharnement. — Il souillait, disait-on, l’honneur national ; il livrait traîtreusement au poignard de leur féroce ennemi les hommes que nous avions nous-mêmes soulevés et armés ; il justifiait la conduite de Rivera, qui ne faisait que nous rendre mauvaise foi pour mauvaise foi ; enfin, par une malencontreuse occurrence, il détruisait (au moins s’efforçait-on de le faire croire) l’effet de deux années de blocus, car cette fatale conférence de l’Action avait lieu à l’époque où allait expirer la présidence du général Rosas, et ce chef odieux se prévalait de l’espoir d’une paix prochaine pour rallier à lui les esprits et concentrer encore sur sa personne tous les vœux du peuple.

L’aigreur et la violence de ces accusations en font assez ressortir l’injustice. Il faut toujours se tenir en garde contre ces renseignemens lointains apportés par de prétendues correspondances de commerce. Restons dans le vrai. Qu’avait donc fait le contre-amiral Dupotet ? D’abord il avait pleinement adopté le système tracé par le chargé d’affaires, et n’avait rien négligé pour le faire réussir ; mais quand il eut reconnu sur quels élémens on s’appuyait, qu’il trouva la défiance partout, qu’il vit nos associés dans cette entreprise se renvoyer publiquement la haine et le mépris, il douta de l’excellence du plan suivi jusqu’alors. Or, pour toute opinion passionnée, le doute seul est un crime. Bientôt la surprise du contre-amiral fut grande à la vue de l’agent français, qui, résistant aux instructions précises de son gouvernement, loin de tenter de nouvelles négociations, comme il lui était impérieusement prescrit de le faire, déclarait hautement que tout arrangement avec le général Rosas était impossible, et n’hésitait pas à précipiter aveuglément son pays dans une voie de guerres civiles dont l’issue était plus que douteuse. Le contre-amiral voulut examiner par lui-même ce qu’il y avait de positif ou d’erroné dans le point de vue du chargé d’affaires, dont il avait quelques raisons de suspecter la vérité. Il se mit en rapport direct avec les hommes, et constata ce fait, que le général Rosas était disposé à traiter à des conditions raisonnables, pourvu qu’on lui envoyât un homme qui n’insultât point à la dignité de la nation argentine. Malheureusement, le contre-amiral Dupotet oublia trop peut-être le respect des formes ; l’opinion publique l’en punit cruellement. On lui fit un sanglant reproche d’avoir accepté une conférence avec un ennemi sous le pavillon de l’Angleterre, et la presse, s’emparant du texte des propositions dont il ne se portait pas garant, et qu’il n’avait même pas discutées, trouva le moyen de formuler contre lui une accusation de déloyauté.

Il y eut dès-lors rupture presque flagrante et incompatibilité complète entre nos deux agens. La cause fut renvoyée à Paris pour que le gouvernement prononçât sur l’un et sur l’autre ; il le fallait, car la marche des affaires était devenue complètement impossible. Qu’on nous permette d’exprimer ici le regret que l’union ait été ainsi rompue entre deux hommes si recommandables et si dévoués à leur pays, alors que la bonne harmonie de leurs mesures importait tant à la dignité et aux intérêts de la France. Ainsi la solution définitive de la question de la Plata allait dépendre du jugement que le gouvernement français prononcerait sur la conduite de ses agens. On le sentit si bien, que quand M. Buchet-Martigny, cédant enfin à ses instructions, voulut faire un appel aux agens étrangers pour qu’ils intervinssent officieusement, ni le général Rosas ne crut à la sincérité de cette démarche, et sa réponse le témoigna bien, ni M. Buchet-Martigny lui-même ne s’y décida avec l’espérance ou l’intention qu’elle réussit.

Le gouvernement français n’approuva publiquement ni l’un ni l’autre de ses agens ; il les remplaça par un chef supérieur à tous les deux : il appela dans ses conseils le vice-amiral Baudin, et lui confia la suite de cette affaire avec de pleins pouvoirs, soit pour la paix, soit pour la guerre. La prise du château de Saint-Jean-d’Ulua, le plus éclatant fait d’armes de ces derniers temps, a placé l’amiral Baudin au premier rang parmi les chefs de la marine française. Homme de tête et de réflexion, d’un coup d’œil sûr, instruit d’ailleurs à l’école du malheur et ne prenant un parti qu’après s’être entouré de toutes les lumières, l’amiral Baudin joint à une grande audace dans ses résolutions un ardent amour de la gloire de son pays. Nul autre choix ne pouvait plaire davantage aux marins ; tous eussent voulu le suivre, bien convaincus que, quelle que fût l’issue de l’entreprise, il saurait la marquer d’un cachet de glorieuse énergie. Quant aux instructions qu’il reçut de son gouvernement, il n’est pas nécessaire d’être dans les secrets de l’état pour les connaître. La politique de la France à l’égard de la République Argentine n’a point de mystères sans doute ; les discussions de la chambre des députés n’ont rien laissé ignorer à cet égard. Nous n’avons dans ce pays d’autres prétentions, d’autres intérêts que ceux de notre commerce. Toute idée de conquête ou d’envahissement doit être repoussée comme une folie. Nous ne pouvions vouloir, nous ne voulions que les bases fondamentales de l’ultimatum, c’est-à-dire la consécration du principe des indemnités pour nos nationaux lésés par les administrations antérieures, et des garanties pour leurs personnes et leurs propriétés égales aux priviléges concédés aux autres nations ; enfin, bien qu’on ne pût invoquer aucun engagement public de notre part, afin de ne pas laisser même suspecter la loyauté de la France, nous voulions encore obtenir quelque stipulation favorable aux Argentins qui s’étaient attachés accidentellement à notre cause.

De deux choses l’une : ou le général Lavalle était réellement populaire dans la république et réunissait en sa faveur les vœux de la nation, ainsi que le prétendait notre chargé d’affaires, et alors les millions déjà avancés par nous, les armes, les munitions que nous lui avions fournies, le puissant soutien qu’il avait trouvé dans notre division navale, devaient avoir assuré le triomphe prochain de sa cause ; et si déjà il n’avait renversé son rival, s’il n’était déjà établi à Buénos-Ayres maître des destinées du pays, au moins les choses devaient être si avancées, que nul doute ne pouvait plus rester sur une solution imminente de la lutte en sa faveur. Ou bien l’on s’était trompé sur l’influence de ce parti révolutionnaire, et on avait fomenté étourdiment la guerre civile dans le pays ; alors Lavalle n’était qu’un chef sans consistance, lancé presque en enfant perdu dans les provinces argentines et tirant sa principale force de l’étranger. Dans le premier cas, s’il était vrai que Rosas eût soulevé contre lui l’indignation générale de la république, qu’il se fût fait exécrer comme un effroyable tyran, il ne fallait pas hésiter à jeter dans la balance l’épée de la France, et, sous sa noble intervention, faciliter aux provinces argentines affranchies soudain d’un joug odieux, les moyens de se constituer selon le vœu populaire : notre intérêt, celui de l’humanité, nous en faisaient une loi. Dans le second cas, cette même humanité nous imposait le devoir de nous retirer d’une voie fausse, d’une voie de sang et de carnage, car les atroces vengeances qu’allume la guerre civile, nous les éternisions par notre appui, et nous couvrions d’un long deuil ce pays, déjà si malheureux.

L’amiral Baudin arrêta d’abord son esprit sur l’emploi de la force. Il connaît bien ces pays de descendance espagnole, et sa première pensée fut qu’une expédition lancée de France à travers deux mille quatre cents lieues de mers, pour se hasarder au milieu des pampas, à la poursuite de bandes insaisissables de gauchos, ces Scythes des déserts de l’Amérique, n’avait en perspective que des chances de désastre. Il fallait donc se borner à un brillant coup de main, frapper l’imagination des habitans du pays par un exploit éclatant et rapide, s’emparer de la ville de Buénos-Ayres, et de là, mais sans insulter à l’orgueil national, car on ne cherche jamais impunément à avilir une nation, dicter ses conditions et se retirer sans laisser d’autre trace de l’occupation des troupes françaises qu’un glorieux souvenir. C’est dans cette pensée qu’il accepta la mission qu’on lui offrait et se contenta des forces que le ministère mettait à sa disposition. Ces forces consistaient en trente-six navires de guerre de toutes dimensions, frégates, corvettes, bricks, gabares, goëlettes, bateaux à vapeur et canonnières ; il y avait cinq cents hommes d’infanterie de marine, une batterie d’artillerie et cent hommes de cette arme, cinquante mineurs ; enfin, tous ces corps réunis aux marins de la division constituaient un effectif de près de six mille hommes.

Ce fut une grave question pour la France que celle de décider si cette force était réellement suffisante. Outre l’appréciation des circonstances nouvelles du pays et des hommes, on eut encore pour se guider l’étude des expéditions anglaises faites contre Buénos-Ayres au commencement du siècle. Ces faits historiques jettent trop de lumières sur l’ensemble même de l’affaire qui nous occupe pour que nous n’en présentions pas ici un résumé très succinct.

Dans les années 1805 et 1807, les Anglais firent deux tentatives pour s’emparer de Buénos-Ayres. Le pays était alors occupé par les Espagnols. La première expédition ne fut réellement qu’une surprise. Quinze cents hommes, sous les ordres du général Beresford, furent jetés à terre par le commodore sir Home Popham, à quelques lieues dans le sud de la ville, à la pointe de Quilmes ; ils débarquèrent sans opposition, pénétrèrent dans la ville, s’emparèrent du fort qui domine la plage et restèrent là. L’étonnement avait paralysé toute résistance. Pendant quelques jours, ils demeurèrent maîtres de cette capitale et de richesses vraiment colossales. Les premiers rapports qui arrivèrent en Angleterre sur ce succès inoui allumèrent des espérances délirantes et provoquèrent les plus folles spéculations. C’était alors l’époque du blocus continental. La Grande-Bretagne regorgeait de marchandises, l’industrie et le commerce étaient dans un état de pléthore ; le gouvernement crut leur offrir un soulagement dans la conquête de la province de Buénos-Ayres. Par là on ouvrait tout à coup un nouveau marché aux produits manufacturés du royaume-uni, l’esprit d’entreprise de ses marchands se livrait à son essor naturel ; ses marins, ses navires trouvaient de l’emploi, car sans doute ces vastes contrées, arrachées au despotisme et à la barbarie, et appelées à jouir tout à coup de la civilisation de l’Europe, allaient s’empresser de demander des objets de luxe. Le désir d’obtenir ce résultat était si vif, qu’on se fit volontiers illusion sur la possibilité du succès ; on n’écouta que ce qui flattait les espérances. « Toutes les sympathies populaires nous appellent, disait-on : depuis long-temps l’Angleterre fait un grand commerce illicite avec l’Amérique du Sud ; ses marchandises y sont recherchées avec avidité. Le pays est mûr pour une révolution, car les entraves de l’Espagne lui sont odieuses ; pour déterminer le peuple à se soulever, il suffit de lui offrir un point d’appui. Que les Anglais se présentent, qu’ils se décident à l’occuper militairement, qu’ils y fondent des lois libérales et bientôt tous les habitans se prononceront en leur faveur, et l’on verra les populations les saluer comme leurs libérateurs ! » Malheur à quiconque eût osé alors révoquer en doute ces dispositions favorables, moins encore laisser percer le soupçon de la haine qu’inspirait le nom anglais !

On se trompe toujours quand on base de grandes entreprises sur les affections populaires d’une nation pour l’étranger ; l’Angleterre en fit là une sanglante expérience. Après le premier moment de stupeur qu’avait causé l’audace du général Beresford, les habitans de Buénos-Ayres comptèrent leurs ennemis. Il était honteux vraiment qu’une ville de soixante mille ames se fût laissée surprendre par quinze cents hommes. Un Français, le colonel Liniers, rallia autour de lui quelques milices du pays et une poignée de soldats. La forteresse est dominée par les maisons voisines ; il mit à profit cette circonstance, il embusqua ses hommes sur les terrasses, et Beresford et sa troupe furent contraints de se rendre, car Liniers les tenait acculés dans le fort même, où toute défense était impossible, et d’où ils ne pouvaient s’échapper.

Une seconde expédition arriva en 1807 ; elle était considérable ; on y comptait près de douze mille hommes des meilleures troupes de la Grande-Bretagne ; un nombreux convoi de marchands, d’artisans, enfin une colonie entière la suivait ; le général Whitelocke la commandait. Rien n’y manquait pour fonder d’une manière stable la domination anglaise. Il y avait beaucoup de sagesse dans les principes politiques dont l’application était surtout recommandée au général en chef. Il devait 1o se concilier le bon vouloir des habitans en ne choquant ni leurs opinions religieuses ni leurs préjugés relativement aux personnes et aux propriétés, et en s’abstenant de leur imposer aucune gêne nouvelle ; 2o en ce qui regardait le commerce, respecter autant que possible les droits, les priviléges et les usages établis, et ne changer que ce qui serait absolument nécessaire pour que l’autorité de sa majesté britannique fût substituée pleinement à celle du roi d’Espagne ; 3o donner des emplois aux habitans du pays de préférence.

Tout d’abord Whitelocke éprouva un vif désappointement : au lieu de l’appui qu’il espérait trouver dans les habitans, il ne vit que défiance et hostilité. Il ne put se procurer un corps de cavalerie auxiliaire, et même pour ses transports les chevaux lui manquèrent. L’occupation de Buénos-Ayres lui paraissait forcément le premier acte de la conquête. Il prépara son débarquement, mais il ne voulut l’opérer que sous la protection des canons de ses navires. Les renseignemens qu’il avait sur la navigation de la rivière étaient mauvais ; au lieu de prendre terre au nord, il se crut obligé de le faire à trente milles environ dans le sud-est de la ville, au fond de la Ensenada de Barragan : il réunit sur ce point près de huit mille hommes et dix-huit pièces d’artillerie de campagne. C’était au mois de juin, pendant la saison des pluies. De là jusqu’à Buénos-Ayres le terrain est marécageux et entrecoupé de ruisseaux. Il franchit tous les obstacles. Son premier plan d’attaque était bon : il voulait s’emparer du couvent de la Recoleta, situé sur une élévation immédiatement au bord de la rivière, d’où il aurait pu communiquer facilement avec sa flotte, et se procurer ainsi sa grosse artillerie. On trouva des inconvéniens à ce projet ; c’étaient d’abord une grande perte de temps, puis le danger de laisser les soldats anglais exposés aux intempéries de l’air, enfin les conséquences d’un bombardement sur l’esprit de la population, qu’on s’aliénerait ainsi, car les bombes frapperaient à la fois et les soldats en armes et les citoyens paisibles. Au moment d’agir, on consulte, on change d’avis et l’on décide « qu’on délogera l’ennemi pour l’acculer dans un coin de la ville ; là on lui fera beaucoup de prisonniers, ce seront autant d’otages et de rançons pour les soldats de Whitelocke, tandis que le bourgeois, tranquillement tapi au fond de sa maison, pourra échapper au danger de l’attaque. » Les assaillans durent traverser la ville dans toute sa longueur pour aller s’établir sur les terrasses les plus élevées du bord de l’eau, et prendre position sur les points culminans d’où l’on dominerait la place. On croyait que les habitans ne feraient aucune résistance ; les soldats anglais marchèrent en avant l’arme au bras, le fusil déchargé. Mais voici qu’au lieu de l’indifférence sur laquelle on comptait, on trouve tout le monde en armes, les rues barricadées, coupées de fossés et défendues par des canons, l’ennemi du haut des terrasses et sur tous les édifices fusillant impitoyablement les Anglais à coups de mousquet, les femmes même lançant dans la rue des grenades et des pierres, tous les propriétaires à la tête de leurs noirs défendant leurs maisons ; en un mot, chaque citoyen était devenu soldat, chaque maison était une forteresse. Whitelocke perdit deux mille cinq cents hommes. Il n’y eut bientôt plus que deux moyens de se tirer de là, ou en traitant, ou en se rembarquant sous le feu de l’ennemi. Les Anglais préférèrent le premier moyen ; ils consentirent à abandonner toute la Plata. On voit encore leurs drapeaux appendus aux murailles de la cathédrale ; la religion prête ses solennités à ce grand souvenir de la patrie.

Entre ces expéditions et celle que nous méditions, les différences sont trop saillantes sans doute pour qu’il soit nécessaire de les faire ressortir davantage. L’amiral Baudin pesa les chances diverses de succès, puis il répondit à son gouvernement que, si le général Rosas le forçait à la guerre, il saurait bien planter son drapeau sur les murs de Buénos-Ayres et l’y maintenir, et que ce serait sur le sol argentin, mais sous les trois couleurs de la France, qu’il signerait alors le traité pour lequel il allait combattre. Et personne ne douta qu’il ne tînt parole. Les navires destinés à son expédition partirent successivement des divers ports de France pour se réunir sous ses ordres dans la Plata ; lui-même se rendit à Cherbourg, où il arbora son pavillon sur la frégate la Gloire. Un ardent enthousiasme animait tous nos marins ; on n’attendait plus que les vents favorables pour appareiller, quand tout à coup on annonça que l’amiral Baudin ne commandait plus l’expédition. Six heures encore, et la fatale dépêche télégraphique fût arrivée trop tard, la brise qui se leva eût emporté l’amiral Baudin avec notre flotte vers l’Amérique. L’amiral a cru devoir garder le silence sur les motifs secrets de sa disgrace, ce n’est pas à nous de les révéler ; disons seulement qu’ils commirent une étrange maladresse, les journaux qui tentèrent de faire planer sur lui un soupçon d’indiscipline. L’expédition qu’il commandait prit soin de le laver de cet injuste reproche par la tristesse morne avec laquelle elle accueillit ses adieux.

Pour remplacer l’amiral Baudin, le ministère ne sortit point des illustrations de la marine ; son choix se porta sur le vice-amiral baron de Mackau. Du reste, il n’y avait de changé dans l’expédition que le commandant. Nul autre chef n’était plus digne que l’amiral de Mackau de remplir la place que l’amiral Baudin laissait vacante. On sait par quelle vaillante action l’amiral de Mackau a marqué ses débuts dans la carrière des armes : jeune aspirant, commandant accidentellement un brick de guerre, il prit un brick anglais plus fort que le sien. L’habileté qu’il a toujours déployée dans les hautes missions qui lui furent confiées, l’a placé dans une sphère à part. Pacificateur à Haïti, commandant en chef des Antilles françaises quand la guerre menaça d’éclater entre la France et les États-Unis, négociateur et général tout ensemble à Carthagène des Indes, il répondit toujours par le plus entier succès à la confiance de son gouvernement. Cette fois, on le substituait à un plénipotentiaire habile, à un général de haut renom, la tâche était difficile ; les faits diront s’il a démenti les espérances qu’on fondait sur lui.

Reportons notre attention sur les bords de la Plata.

Le général Lavalle courait la campagne de Buénos-Ayres. D’abord il battit ou dispersa quelques petits détachemens des troupes de Rosas ; mais où donc étaient les sympathies populaires qui devaient naître sous ses pas ? À son approche, tout le monde fuyait ; ses caresses même épouvantaient. Est-ce donc là l’accueil que le peuple fait à ses élus ? Si même San-Pedro lui restait comme point de refuge, c’est que notre flottille le lui gardait.

La double nouvelle du débarquement inopiné du général Lavalle et d’une prochaine expédition des Français arriva à Buénos-Ayres. La résolution de Rosas fut aussitôt prise ; on vit bien qu’il mûrissait son plan depuis long-temps. Les Français n’en voulaient qu’à sa ville, il le savait : la défendre contre nous, c’était s’exposer à y être pris lui-même ; il n’y songea pas un instant : il l’abandonna, et porta son armée à cinq lieues dans la campagne, où il se retrancha. Il regarda comme une folie l’idée que nos troupes pussent s’aventurer dans la plaine de Buénos-Ayres. Il ne craignait point, quant à Lavalle, qu’il essayât de forcer ses retranchemens ; quelques centaines d’hommes qu’il laissa dans la ville lui parurent une force suffisante pour la mettre à couvert d’un coup de main de ce côté, bien persuadé que, si ces unitaires réprouvés osaient seulement se présenter, la terre semblerait enfanter une armée spontanément, vieillards et enfans s’armeraient pour les exterminer. Lavalle en effet poussa ses excursions jusqu’aux avant-postes de Rosas ; il escarmoucha autour de son camp, mais là se borna son audace : il établit son quartier-géneral à la Guardia de Lujan, à quelques lieues du camp de son ennemi. Nous ne dirons point les transports de joie des exilés argentins à la nouvelle du débarquement de leur général dans la province de Buénos-Ayres ; on les devine assez ; quant à leur langage, on le connaît déjà : « Que l’amiral Dupotet, disaient-ils, fasse seulement une démonstration hostile sur la ville, et toute la province se lève en masse, et le tyran tombe ! » Si nous en disions davantage, nous ne ferions que nous répéter. Le chargé d’affaires se fit le coryphée de cette opinion, invariable refrain d’une prophétie toujours démentie : il provoqua le contre-amiral Dupotet à une démarche qui eût forcément engagé la France à poursuivre le renversement de Rosas. Le contre-amiral refusa net, et les clameurs redoublèrent contre lui

Tâchons de nous tenir en dehors de toutes ces passions ardentes. Sans doute, elle doit toucher tous les cœurs, la cause de ces malheureux proscrits ; mais, dans une circonstance où il s’agissait de nous jeter dans une lutte de partis qui faisait de la France le brandon d’interminables discordes civiles, il est permis de se demander si des désirs et des espérances chimériques n’obscurcissaient pas la raison. Écartons les déclamations vagues et furibondes. Certes, s’il était un homme intéressé à donner de sa cause et de ses ressources une haute idée, c’était le général Lavalle. Eh bien ! invoquons la parole même du général Lavalle.

Il n’était plus qu’à quelques lieues de son ennemi et à la tête de toutes ses troupes réunies, quand il apprit l’arrivée prochaine de l’amiral Baudin avec deux ou trois mille hommes. Que résoudre ? « Rosas a une infanterie quadruple de la mienne, écrivit-il, et le double ou le triple d’artillerie ; si l’évènement ne répondait pas aux espérances de tous et aux miennes, mon nom serait maudit pour n’avoir pas attendu la jonction des troupes françaises. J’établis deux hypothèses : dans la première, l’amiral Baudin ne peut mettre son infanterie sous mes ordres, et voudra la faire opérer séparément. En ce cas, elle ne pourrait agir efficacement que dans la capitale même, dont elle pourrait s’emparer à l’aide des Français qui y sont établis et de l’armée libératrice, qui s’en rapprocherait ; l’occupation même d’un quartier serait suffisante. Mais vous ne méconnaîtrez point les inconvéniens de ce plan, dont le plus grave est que, pour que les troupes françaises pussent compter sur la coopération de l’armée libératrice, il faudrait que celle-ci se fût d’abord mise à portée de l’armée de Rosas, avec laquelle une bataille, où elle ne serait pas immédiatement secondée par les Français, serait inévitable. L’armée libératrice et la colonne française ne se prêteraient donc un mutuel secours qu’en ce qu’elles multiplieraient les embarras de Rosas. Vous conviendrez donc que tout l’avantage est du côté de la seconde hypothèse, c’est-à-dire l’incorporation des troupes françaises dans l’armée libératrice… » Mettre nos soldats et nos marins sous les ordres du général Lavalle ! À cette proposition, qu’eût répondu le commandant en chef de ces fiers officiers de marine, dont le moins élevé se croyait bien au-dessus du général Lavalle et de toute son armée ?

Ainsi, dans l’opinion du général Lavalle, tout ce que nous avions obtenu après deux ans de blocus, avec les millions distribués pour soulever une armée révolutionnaire, tout ce que nous pouvions espérer de la grande expédition française, c’était de multiplier les embarras de Rosas ! Cette lettre de Lavalle est désolante. Non, la France ne pouvait point adopter cette cause. Disons-le sans détour, on avait marché d’erreur en erreur, il était temps de s’arrêter. Nous prions qu’on nous dispense de toute autre réflexion ; nos paroles peut-être blesseraient le malheur.

Cependant le mois d’août s’écoula tout entier, puis passèrent les premiers jours de septembre ; l’amiral Baudin ne vint pas, et la nouvelle de son remplacement retentit dans la Plata, où elle éveilla de douloureux échos. Le général Lavalle n’attaqua point son ennemi, et un beau jour on apprit qu’il avait disparu de la campagne de Buénos-Ayres sans qu’on sût ce qu’il était devenu. On répéta bien vaguement qu’il avait pris sa course vers le nord ; mais on ne s’en occupa plus : le général Lavalle n’était plus rien pour la France.

L’inexplicable retraite de l’armée libératrice fut le signal de réactions déplorables. Jusqu’alors les biens des émigrés argentins étaient restés sous la protection de la loi ; on avait bien pu déplorer quelques pillages, des exactions sur les proscrits, mais au moins les anciens maîtres demeuraient-ils toujours propriétaires en titre. Au moment où l’armée libératrice quitta la province, il y eut à Buénos-Ayres, parmi le peuple et les plus chauds partisans de Rosas, une explosion de murmures et de vociférations contre les rebelles, qui, disait-on, avaient passé sur la plaine comme une nuée de sauterelles, pillant, dévastant les terres des fidèles patriotes, et les soumettant eux-mêmes à des tortures. On demandait une expiation. Le gouvernement lança un décret par lequel il rendait les biens des exilés responsables des pertes supportées par les citoyens pendant l’invasion du général Lavalle. C’était tout simplement un décret de confiscation contre les proscrits. Là ne s’arrêtèrent pas les vengeances. Un club s’est organisé depuis quelque temps dans la ville de Buénos-Ayres, réunion d’ardens patriotes dont la devise est : Vive Rosas ! meurent les sauvages unitaires ! Fédération ou la mort ! Le club des jacobins, en 1793, ne fut pas plus redoutable à l’ancienne noblesse de France. Composé d’un ramassis de gens sans aveu, la plupart souillés de crimes, de la lie du peuple enfin, il se soutient par la terreur qu’il inspire. Il prend aujourd’hui le nom de Société populaire ; mais d’abord il s’était nommé Société de la Mazorca, (épi de maïs), symbole de l’union, les associés prétendant être unis entre eux comme le sont les grains de maïs sur la plante. Ce nom, par un jeu d’esprit, a été transformé par les proscrits argentins en celui de Mas-Horca (Outre-potence)  ; jamais, à Montevideo, les membres de cette redoutable société ne sont désignés par une autre qualification que celle de Mas-horqueros (outre-potenciers). Les crimes nocturnes qui ont désolé Buénos-Ayres, et plongé la ville dans une sorte de stupide frayeur, émanaient de ce club. Le comité-directeur résout, une bande de bourreaux exécute. C’est contre le parti unitaire et pour son extinction que s’est formée cette monstrueuse association. Ses commencemens ont été protégés d’abord par le gouvernement Rosas, car elle se présentait comme son défenseur le plus dévoué ; aujourd’hui elle le déborde, ses sicaires lui font peur, ainsi qu’il arrive toujours quand on déchaîne les fureurs populaires. Rosas seul, Rosas maître de l’armée, peut encore quelque chose pour modérer sa frénésie, mais il n’en suspend pas les coups à son gré. Cette horde sauvage, que l’éloignement du gouverneur et de l’armée laissait sans frein et sans répression, se livra à ses inspirations sanguinaires : elle poussa des rugissemens contre le parti unitaire et contre tous ceux qu’on soupçonnait de le favoriser ; elle envoya ses séïdes fouiller les maisons, insulter les femmes et les vieillards, voler et saccager, sous prétexte de rechercher des preuves à ses accusations. Alors chaque jour se leva sur un crime nouveau : tantôt on trouvait le matin le cadavre d’un citoyen gisant dans la boue, tout défiguré ou privé de la tête, tantôt une tête de victime piquée sur le fer d’une lance ou accrochée à la corde d’un réverbère. Tous les citoyens honnêtes frémissaient d’horreur ; un silence morne, une muette stupeur, régnaient sur la ville. Le poignard des assassins faisait justice la nuit d’une parole échappée le jour en faveur du parti dont la ruine était jurée. Cependant, il faut le dire, jamais le bras de ces scélérats ne s’égara jusqu’à frapper un Français. Pendant tous ces jours de deuil et d’effroi, bien que nos compatriotes ne se contraignissent guère dans l’expression de leur indignation, jamais aucun d’eux ne fut même insulté.

Mais que de longs et douloureux retentissemens n’aura pas dans le pays l’expédition infructueuse du général Lavalle ! Les vengeances ont commencé ; le sang versé veut du sang ; les haines deviennent féroces ; écloses dans la ville, elles se répandent de proche en proche dans la campagne. Quand s’arrêtera le contre-coup ? En poussant Lavalle à envahir son pays à main armée, sans avoir la certitude d’un prompt succès, on a allumé et secoué sur ces malheureuses provinces les torches des furies. L’assassinat même semble trouver sa justification. Ne sommes-nous pas las de ne voir les choses qu’à travers des passions aveugles ? Laissons là pour un instant tous ces mots de héros libérateur, d’exécrable tyran, qui ne sont que l’expression de haines et d’intérêts particuliers ; dépouillons-nous de toute prévention de parti, plaçons-nous au point de vue de la raison, de la France enfin, interrogeons les évènemens, et l’existence actuelle de la République Argentine perdra son caractère énigmatique, nous nous trouverons en face d’un fait fort simple.

§ VIII. — ÉTAT ACTUEL DE LA RÉPUBLIQUE ARGENTINE. — LE GÉNÉRAL ROSAS.

Ici nous sommes forcément entraîné à une courte revue rétrospective : l’histoire du passé nous paraît la meilleure introduction aux évènemens du présent.

Treize états libres et indépendans constituent la confédération des provinces de la Plata. Fixons d’abord leurs positions respectives ; c’est un point important. Buénos-Ayres est le premier de ces treize états, et le seul dont la mer baigne les rivages : sa limite au sud se perd dans les déserts de la Patagonie. Viennent ensuite Santa-Fé au nord, à l’ouest Cordova et Mendoza. Ces quatre provinces embrassent les plaines si connues sous le nom de Pampas. Entre le Parana et l’Uruguay sont situés, comme une nouvelle Mésopotamie, l’Entre-Rios et Corrientes ; leur sol, fécondé par ces deux fleuves et leurs nombreux affluens, est le plus riche de la république. San-Luis, San-Juan et la Rioja occupent la déclivité des Andes, ainsi que Catamarca, qui est formé par une chaîne de montagnes secondaires, une arête rocheuse dont les entrailles cachent de riches filons d’or et d’argent. Santiago del Estero et Salta, sur un sol doucement incliné, unissent par une pente insensible le bassin des Pampas aux sommets du Haut-Pérou, dont l’état de Tucuman avec ses fertiles vallées posées au milieu des montagnes comme des crèches parallèles forme la frontière naturelle.

Les Espagnols s’établirent d’abord dans le Tucuman, et l’on retrouve encore dans ses vallons l’organisation féodale des premiers conquérans, une puissante aristocratie terrienne. Ils cherchaient de l’or ; on leur dit : — L’Eldorado est au sud avec ses merveilleux empires, ses précieux métaux, ses diamans, — et ils se répandirent dans la plaine, courant après l’inconnu. Des tribus sauvages, la plupart belliqueuses, possédaient primitivement la contrée. Ces indigènes disputèrent leur terrain pied à pied.

Chaque province se forma comme avait commencé l’ancienne Rome. Une poignée d’aventuriers audacieux poussait en avant, ils fortifiaient un camp, puis ils se considéraient comme les maîtres de la terre et se la partageaient. Chacun faisait la guerre à ses frais. Tout soldat était volontaire ; le chef n’avait que l’autorité d’un courage supérieur, d’une habileté reconnue. La solde était le butin ; composé des prisonniers faits dans les excursions, ramassés comme des troupeaux et enchaînés aux estancias ou encomiendas de leurs maîtres, où ils gardaient le bétail et cultivaient quelques champs. Ainsi chaque camp devenait une ville, un centre de domination autour duquel il n’y avait que des exploitations agricoles, et dont la limite s’arrêtait avec la course des conquistadores.

Toute cette histoire est encore empreinte sur la face même du pays. Jetez les yeux sur la carte : de quoi se compose la province de Buénos-Ayres ? D’une ville, d’une seule, et d’une immense campagne partagée en estancias, ou domaines privés destinés à élever des bestiaux. Santa-Fé est la seule ville de sa province, comme la Bajada l’est de l’Entre-Rios. L’état de Cordova n’en a pas d’autre que sa capitale ; Corrientes, Mendoza et toutes les autres provinces sont à peu près dans le même cas. Montevideo même, avant ces derniers temps, où l’émigration européenne et argentine est venue peupler les déserts de l’Uruguay, était la seule ville de l’état oriental.

On peut remarquer que l’étendue de la province diminue à mesure que le sol offre plus de difficultés, soit à exploiter, soit à posséder. Tous les états de la plaine sont très vastes ; les habitans y élèvent surtout des bestiaux ; ce sont, à vrai dire, des peuples pasteurs, et l’on sait ce qu’il faut d’espace pour satisfaire aux besoins de ces peuples. Mendoza, pays d’exploitations agricoles, n’a qu’une médiocre étendue : San-Juan et San-Luis, plus accidentés, sont plus petits encore. Catamarca est resserré entre deux étroites frontières ; ses intérêts principaux sont concentrés dans l’exploitation de ses mines, ses habitans ne pourraient vivre épars. On pourrait même déterminer le caractère des habitans et les tendances des divers gouvernemens d’après la physionomie de la contrée. Dans les provinces consacrées principalement à l’élève des bestiaux, comme Buénos-Ayres, Santa-Fé, Cordova, Entre-Rios, etc., l’homme des champs toujours à cheval et en action, sent sa force ; la souveraineté populaire réside dans la campagne ; c’est la domination du paysan, du gaucho. Les états agricoles sont plus disposés au gouvernement tempéré. Quant au Tucuman, chaque famille conquérante a fondé son pouvoir dans son vallon et l’y maintient : là, le seigneur féodal, le baron, l’aristocrate, y est de sang espagnol, le vassal de race indienne.

Il advint de tout cela que chaque province constitua une individualité jalouse de ses droits, en rivalité constante et souvent en guerre avec ses voisins. Cependant, sous le pouvoir absolu de l’Espagne, sous son joug de fer, tout pliait ; et bien qu’il y eût à peine quelques liens communs entre les provinces, toutes obéissaient à la même autorité étrangère. Au cri de l’indépendance, tous ces membres épars semblèrent un instant se rallier en faisceau ; mais cette union, que cimentait seulement un intérêt éphémère, la haine de la domination espagnole, fut bientôt dissoute avec la cause passagère qui l’avait produite. Chaque état s’efforça d’isoler son existence de celle des autres états, et de former une unité indépendante. C’est un fait que jamais les treize provinces ne constituèrent un tout compact, un corps de nation bien unie et soumise à une loi générale. On les vit seulement s’associer et s’allier partiellement deux à deux, trois à trois, sous l’empire d’un danger commun, absolument comme sont associés aujourd’hui Rosas, Echague et Lopez. La collection des traités et conventions des états en fait foi.

Cependant Buénos-Ayres rêvait d’autres destinées. Nous avons dit quels avantages commerciaux lui confère sa position exceptionnelle. Elle voulait fonder une confédération générale dont elle eût été forcément la tête ; et cette prérogative, elle la revendiquait encore au nom des grands services qu’elle a rendus à la liberté de l’Amérique. C’est de son sein qu’est partie la première étincelle de la révolution ; c’est elle qui conduisit la guerre de l’indépendance, elle qui fournit des armes, de l’argent, des soldats, des généraux, au Chili, aux deux Pérous ; elle enfin qui imposa une barrière aux envahissemens de l’empire du Brésil, et fit constituer l’état de l’Uruguay. Elle faisait valoir d’autres droits encore. Parmi ses habitans, la haute classe possédait d’immenses domaines et de grandes richesses commerciales. Les plus distingués empreints des mœurs et de la civilisation de l’Europe, rappelaient par leur élégance et leur politesse les raffinemens du monde parisien. Ils crurent que cette civilisation exquise, dont ils étaient fiers à juste titre, devait naturellement s’établir et dominer sur leur pays, comme si les peuples, ainsi que les particuliers, n’avaient pas divers degrés d’éducation. Dans leur plan de confédération, l’élite de la société représentait tout le pays en face des autres peuples et résumait ainsi la nation en une sorte d’aristocratie très limitée. Ce parti prit son nom du but même qu’il se proposait : on l’appela unitaire. Un instant (mais alors aucun chef n’avait révélé au peuple sa force) on crut toucher à ce résultat. Le 23 janvier 1825, la loi fondamentale, que la nation n’a malheureusement pas sanctionnée, unit les treize provinces sous le même pacte de confédération ; le capitaine-général de la province de Buénos-Ayres était chargé du suprême pouvoir exécutif des provinces unies du Rio de la Plata. La présidence de M. Rivadavia sembla réaliser un instant ce beau idéal. On conservera long-temps le souvenir de ce qu’était Buénos-Ayres à cette époque : elle justifiait son surnom d’Athènes de l’Amérique. Quel triomphe pour la civilisation européenne ! L’intelligence donnait la loi, et la force brutale, qui s’ignorait encore, demeurait passive et obéissait. Il faut le dire, le rêve des unitaires fut beau, mais il fut court.

Au sein de la campagne de Buénos-Ayres, au milieu des gauchos dont il était le compagnon, s’élevait un homme que la fortune destinait à renverser tous ces plans, et, le dirons-nous ? à faire triompher la civilisation grossière, mais énergique du paysan sur la civilisation raffinée et un peu énervée du riche habitant de la ville. Cet homme du destin, c’est le général don Juan Manuel de Rosas. Son père était un estancier aisé du sud de la province. Jusqu’à l’âge de vingt-six ans, le jeune don Manuel vécut sous le toit paternel avec les paysans, les gauchos, dont il partageait les occupations et les plaisirs. Il les surpassait tous dans leurs jeux et dans leurs travaux. Dans les exercices du corps, il était le plus fort et le plus agile ; nul ne l’égalait pour dompter un cheval sauvage, abattre un taureau furieux, ou rallier un troupeau fuyant devant une terreur panique ; il lançait les boules et le lacet (bolas y lasso) avec une habileté merveilleuse. Mais ce qui frappait surtout en lui, c’était un caractère indompté et indomptable, une énergie de volonté que rien ne faisait plier. Il quitta la maison de son père plutôt que de céder à son autorité. Il ne lui fut pas difficile de trouver à employer son activité ; les grands propriétaires le recherchèrent ; il gagna à son tour des terres, des bestiaux ; son influence s’étendit parmi les gauchos, ils le nommèrent, en 1818, capitaine des milices du district de Chascomus. Deux frères, les plus riches estanciers de la province, don Nicolas et don Tomas Manuel Anchorena, qui déjà méditaient d’opposer la campagne à la ville, comprirent tout ce qu’il y avait à espérer de cet ardent gaucho ; ils se l’associèrent et lui confièrent l’administration de leurs vastes estancias. Rosas pressentit son avenir et jeta les bases de sa haute fortune : il devint chef d’escadron des milices, enchaîna à lui les gauchos en se déclarant leur protecteur, et prit dans la campagne un ascendant extraordinaire. Dans cette voie qu’il suivit avec persévérance, il eut quelques mauvaises affaires avec les autorités locales, dont il envahissait les attributions ; mais il s’en tira avec l’appui des Anchorena. Tout à coup il apparut comme l’homme de l’ordre public, en prêtant au général Rodriguez, gouverneur de Buenos-Ayres, le secours de ses partisans pour étouffer un soulèvement qui éclata en octobre 1820. Les habitans de Buénos-Ayres furent d’abord effrayés à la vue de cet homme qui accourait à toute bride à la tête de deux cents cavaliers inconnus, tous vêtus de rouge, sa couleur favorite ; puis ils admirèrent l’audace avec laquelle cette troupe attaqua et défit les rebelles ; ils furent émerveillés de leur discipline, car Rosas avait menacé de tuer de sa propre main quiconque, parmi ses compagnons, prendrait pour la valeur d’un réal pendant l’attaque, et il l’eût fait. Il gagna dans cette affaire le titre de colonel de milices, reçut des félicitations publiques, et fut nommé chef militaire des districts de Chascomus et de la Guardia del Monte.

Dès-lors il rêva tout. Il avait trente-un ans. Il jeta un coup d’œil sur sa patrie et la sonda jusque dans les entrailles pour reconnaître sur quels élémens son ambition pouvait fonder sa puissance. Tout d’abord il vit deux classes de citoyens bien distinctes, le riche habitant de la ville et l’habitant des campagnes ; le premier éclairé, civilisé, maître de la république et faisant la loi, et cependant faible, sans énergie et peu nombreux ; le second, au contraire, composant la masse de la nation, plein de force et rudement trempé aux fatigues et aux dangers, mais jusqu’ici humble, obéissant aux ordres de la ville, et s’ignorant complètement. Rosas sentit que l’avenir de la république reposait sur la campagne ; pour disposer de tous ses élémens vitaux, il suffisait de donner un chef aux gauchos. Les tribus sauvages faisaient souvent des incursions jusqu’au cœur de la province. Le nouveau colonel des milices profita de cette circonstance pour habituer les paysans à recourir sans cesse à lui ; il les tint en haleine. Sa maison de la Guardia del Monte devint une forteresse d’où toute la campagne reçut le mot d’ordre. Il parvint à inspirer une sorte de terreur aux barbares ; il réussit même à s’attacher quelques-unes des hordes éparses qui se sont fixées dans la république, et se trouva tout à la fois et le héros du désert et le roi des gauchos.

Les unitaires préparaient l’union des provinces. Rosas crut s’apercevoir que le vœu général était pour la confédération, établie sur une base différente de celle qu’on méditait ; selon lui, l’élément populaire devait dominer. Mais il ne pouvait espérer de tenir seul en échec la grande influence du congrès général réuni par ses adversaires. Il chercha des amis parmi les hommes qui, comme lui, s’étaient élevés en s’appuyant sur la campagne : tels étaient le gouverneur de Cordova, Bustos ; Ibarra, commandant de Santiago del Estero ; enfin Quiroga, le féroce gaucho de la Rioja. Leur but était d’empêcher l’organisation fédérative de la république sous l’influence des unitaires. Ils ne purent prévenir la formation du congrès de 1824, ni l’acte fédéral de 1825 ; mais quand eut adhéré à la ligue le fameux Lopez de Santa-Fé, si puissant parmi les gauchos de sa province, ils protestèrent hautement, et, soutenus de l’assentiment de plusieurs états, ils opposèrent puissance à puissance, la campagne à la ville, et le colonel don Manuel Dorrego au président unitaire de la république, M. Rivadavia. Le triumvirat de Rosas, Bustos et Quiroga menaça les armes à la main le pouvoir établi, et les chefs unitaires, plus philosophes qu’hommes d’action, effrayés de voir la guerre civile près d’embraser le pays, se retirèrent volontairement des affaires, avouant naïvement que leur patrie n’était pas mûre encore pour les principes de haute civilisation dont ils se faisaient les représentans. Au mois de juillet 1827, le président de la république quitta son poste, et le congrès national fut dissous.

Dorrego fut élu gouverneur de la province de Buénos-Ayres. Alors l’armée de la république était occupée à repousser les prétentions du Brésil sur l’état oriental. Rosas profita de l’éloignement de la force militaire pour augmenter son pouvoir dans la campagne. Il ne pouvait point espérer de se concilier les sympathies des chefs de l’armée, lui qui n’était point soldat de l’indépendance, et qui ne trouvait que dédain chez les vétérans de la révolution ; mais il s’attacha les principaux chefs des gauchos, et par ce moyen il gagna la confiance des soldats, pour la plupart enfans de la campagne, et qui, dans leurs bivouacs, rappelaient les prouesses du héros des gauchos. Peut-être même préparait-il sourdement le renversement de Dorrego, lorsque celui-ci signa, en octobre 1828, un traité de paix avec Rio-Janeiro, et rappela l’armée.

L’armée se montra mécontente de l’ordre de choses existant. Dans ses rangs se trouvait un officier qui s’était distingué par de nombreux exploits et dans la guerre de l’indépendance et dans la guerre contre les Brésiliens : c’était le général Lavalle. Il se mit à la tête des mécontens, chassa Dorrego, et prit sa place de gouverneur de la province (1er décembre). Rosas soutint Dorrego. Lavalle courut sus à ces deux chefs, les battit à Navarro, s’empara de la personne de Dorrego, et, sans jugement, sans autre forme de procès, le fit impitoyablement fusiller. Jusqu’alors on ne s’était pas délivré de ses ennemis politiques d’une façon si cruelle, et ce premier pas dans la voie de l’assassinat a laissé une tache de sang ineffaçable au nom de Lavalle.

Rosas, Lopez et Quiroga resserrèrent leur ligue. Lavalle s’effraya, il pactisa avec le premier et crut faire un grand acte de désintéressement en signant sa propre déchéance et résignant l’autorité suprême aux mains du général Viamont, nommé gouverneur. Mais Rosas ne se servit de Viamont que pour désarmer son ennemi : ses partisans inondèrent la ville, bientôt même Lavalle ne s’y crut plus en sûreté et se retira dans l’état oriental. Puis tout à coup l’administration de Viamont cessa de pouvoir marcher ; une puissance occulte supérieure à la loi paralysait son action. Le gouverneur reconnut que Rosas ne l’avait pris que pour marche-pied : il ne voulut pas jouer plus long-temps ce rôle humiliant, et quitta volontairement le pouvoir.

L’heureux gaucho, l’homme qui, sorti des rangs des paysans, s’était élevé à ce degré de force, qu’il faisait et défaisait à son gré les gouverneurs de sa patrie, Rosas enfin fut élu pour occuper le poste suprême. Dès ce moment il s’inquiéta de consolider les bases de sa puissance. Le général Paz commandait à Cordova : homme habile, officier distingué des guerres de l’indépendance, citoyen recommandable par sa famille, par ses penchans, par ses antécédens, il se trouvait un des chefs du parti unitaire. Un pareil gouverneur de l’état limitrophe de Buenos-Ayres était incompatible avec Rosas et lui portait ombrage : celui-ci lança contre Paz les principaux chefs populaires. Au nord, Lopez de Santa-Fé accourut sur la province de Cordova, et, combinant son armée avec une armée expéditionnaire de Rosas, son allié, il opéra un mouvement de front, pénétra dans la contrée de l’est à l’ouest et l’envahit à la tête de cinq mille hommes, tandis que Quiroga attaquait par le sud. Paz se défendit habilement, mais la fortune lui fut contraire ; il tomba aux mains de Lopez, qui cependant épargna sa vie. À l’intérieur, le gouverneur Rosas étendit les ramifications de sa police de manière à embrasser tout le pays d’un réseau d’agens dévoués à sa personne. Il augmenta le nombre des juges de paix en circonscrivant l’étendue de leur juridiction, il multiplia les commissaires de police, nomma des hommes de son choix aux places d’alcades et d’adjoints, de sorte qu’on ne trouverait pas aujourd’hui une réunion de trois cabanes où il n’ait un homme à lui. La cavalerie composait cinq régimens de milice, un régiment par chaque division de la campagne. De ces cinq divisions primitives il en fit douze, et accrut de même le nombre des régimens. Or, chacun de ces corps a un état-major et un bataillon de troupes de ligne dans ses rangs caserné dans le district ; par cette seule mesure, il tripla le nombre des employés et des agens dont la nomination lui est réservée. Enfin, il couvrit de sa protection les hommes les plus influens qui pendant les guerres civiles s’étaient enrichis aux dépens des unitaires par le vol des bestiaux et par d’autres dilapidations, et ces hommes qu’il maintint au-dessus de la loi lui restèrent fortement attachés par le lien de l’intérêt.

À son entrée en fonctions, il s’était fait donner des pouvoirs extraordinaires afin de parer aux circonstances difficiles où il se trouvait. Don Tomas Anchorena, son premier ministre en 1832, et qui l’a toujours soutenu dans sa carrière, l’aida puissamment en faisant voter une loi de surveillance et d’épuration contre les unitaires. On déclara conspirateurs contre l’ordre public et passibles de la peine capitale tous ceux dont les opinions politiques seraient contraires aux principes du gouvernement. Une rétractation publique et éclatante pouvait seule sauver du péril les partisans connus de l’opinion proscrite. Rosas ne cachait plus la haine profonde qu’il avait vouée aux unitaires ; entre eux et lui désormais c’était une guerre à mort.

Suffisamment affermi, il crut pouvoir sans danger déposer les insignes de la puissance et attacher à son nom un reflet de gloire guerrière. Les Indiens insoumis du sud avaient fait depuis quelque temps des incursions qu’on n’avait pas repoussées : un grand nombre de familles avaient été enlevées et traînées en esclavage par ces barbares ; c’était un acte de patriotisme que d’essayer de les leur arracher. Rosas se mit à la tête de quatre mille hommes et poussa sa course jusque dans la Patagonie. Le général don Juan Ramon Balcarce avait été nommé gouverneur. Balcarce appartenait au parti fédéral ennemi des unitaires, mais il ne partageait pas les principes exagérés de Rosas. Il était loin d’approuver l’application de la loi si foudroyante de surveillance et d’épuration dont Anchorena était l’auteur. Aussi à peine l’ex-gouverneur eut-il quitté la ville pour s’enfoncer dans les déserts, où pendant quelque temps il sembla perdu, que la terrible loi fut rappelée. Alors s’éleva une querelle entre les fédéraux ; d’un côté se trouvaient les mitigés ayant pour chef Balcarce, de l’autre les exaltés fidèles au souvenir de leur chef absent. Balcarce voulut employer la force ; on résista à son autorité, on cria aux armes. Ce fut, dit-on, de la maison même de la femme de Rosas, doña Encarnacion Ezcurra, que le cri partit. Cette dame dévouée à son mari, avait embrassé chaudement sa cause : elle soutenait ses partisans, les ralliait, rassurait les timides, et même s’était attaché la société de la Mazorca, qui venait de se former. Les dames du parti aristocratique lui reprochaient sa popularité et l’appelaient tout bas la reine de la canaille. À son appel, six mille gauchos envahirent la capitale. Balcarce, mis à la raison, fut obligé de déposer le pouvoir.

Rosas revint de son expédition ; il ramenait une multitude de malheureux arrachés par lui à l’esclavage des Indiens. Il fut reçu comme en triomphe. À la vue de la discorde qui régnait parmi ses partisans, il éprouva un sentiment de rage : pour distinguer les diverses nuances des fédéraux, il inventa de singulières appellations ; ses fidèles furent les dos rouges, ceux de Balcarce les dos noirs, et sa femme reçut le surnom de l’héroïne. Son secrétaire particulier, don Manuel Vicente Maza, fut nommé au commandement de Buénos-Ayres ; mais évidemment ce n’était là qu’un gouverneur de parade : le vrai maître des affaires, le dépositaire réel du pouvoir, ne se donnait guère la peine de se cacher.

Les représentans du peuple procédèrent à l’élection d’un nouveau gouverneur. Le choix était forcé : Rosas fut nommé au premier tour de scrutin ; l’unanimité se prononçait, il refusa. Une seconde élection eut lieu : son nom sortit encore de l’urne ; nul autre choix n’était possible, et il refusa encore. Une troisième élection amena un troisième refus ; la quatrième eut le même sort. Cinq fois de suite enfin il repoussa le titre de gouverneur qu’on lui conférait. Ce n’était point assez pour lui, il voulait des pouvoirs extraordinaires. Dans cet état de crise, un député, Garrigos, ouvrit l’avis qu’on lui donnât toute la somme du pouvoir public pour une période de cinq années. C’était la dictature ; c’était opérer dans l’état une révolution fondamentale. Les représentans, acculés dans une impasse, n’osèrent s’élever contre cette proposition ; elle fut votée. Rosas dédaigna de l’accepter de leur main. « Un tel vote, dit-il, annule la représentation nationale : les députés n’ont pas le droit de se détruire eux-mêmes, puisqu’ils n’existent que par le vœu du peuple ; le peuple seul peut me conférer ce pouvoir suprême ; qu’on le consulte ! » Et tous les citoyens consultés nominativement approuvèrent la résolution de leurs représentans. Rosas fut confirmé dans son titre de dépositaire de tout le pouvoir public.

Ici commence véritablement le règne du général Rosas. Des crimes trop fameux l’ont signalé : ses ennemis l’accusent de les avoir ordonnés ; au milieu des fureurs révolutionnaires, il est difficile de porter un jugement sûr. Le premier de ces crimes, celui dont le retentissement fut le plus grand, c’est l’assassinat de Quiroga, en 1835. Rosas l’avait envoyé dans les provinces du nord avec une mission de confiance : à son retour, tandis qu’il traversait l’état de Cordova, Quiroga périt assassiné. Quatre frères composaient alors la famille des Reyna-Fé : l’un d’eux était gouverneur de la province de Cordova, un second y exerçait les fonctions de commandant militaire, les deux autres y occupaient de hauts emplois. Le dictateur Rosas ordonna qu’on les saisît, les accusant hautement de l’assassinat de Quiroga. Trois furent pris, le quatrième échappa ; nous avons déjà dit comment il termina sa vie. On leur fit leur procès, mais on ne respecta point assez les formes judiciaires protectrices de l’innocence ; ils furent condamnés à mort et exécutés[6].

À la mort du gouverneur de Santa-Fé, du célèbre don Estanislao Lopez, un soupçon abominable fut jeté dans le public ; mais rien ne le justifie : Rosas n’avait aucun intérêt à se délivrer par le poison d’un ami si long-temps éprouvé. Don Domingo Cullen, qui lui succéda, fut fusillé au moment où il mettait le pied dans la province de Buénos-Ayres : ici la preuve du crime est dans son utilité. Cullen était l’ennemi de Rosas.

Le sang du docteur Maza fume encore. Cet infortuné vieillard présidait la chambre des représentans au moment où l’on immolait son fils, compromis dans une conspiration. La Mazorca fit remonter le crime du fils au père ; le vieillard fut égorgé. Rosas repousse avec horreur toute idée de complicité dans le meurtre, mais les proscrits argentins en font peser sur lui toute la responsabilité.

Si le général Rosas a trempé dans toutes ces atrocités, il faut le flétrir ; nulle raison d’état ne peut justifier de tels actes. Mais ces accusations que nous venons de répéter ici, il n’y a que ses mortels ennemis qui les portent contre Rosas. Ils l’accusent d’avoir organisé lui-même la Société populaire, d’appuyer son administration sur une horde de bandits toujours prêts à frapper du poignard les victimes qu’il désigne. Il faut l’avouer, les Outre-potenciers, comme les nomment les proscrits argentins, se sont signalés dans ces derniers temps par des actes affreux. Nous craignons de répéter, avec les hommes respectables du pays, que Rosas n’est pas toujours le maître d’arrêter ses féroces amis. Les passions populaires déchaînées par l’invasion du général Lavalle, par les cruautés, vraies ou imaginaires, que les fédéraux, à leur tour, reprochent à l’armée que nous avons appelée libératrice, ont détruit toute idée de justice et d’équité dans ce malheureux pays. Au moment de voir tous les liens sociaux se dissoudre, une anarchie épouvantable désoler les provinces argentines, les plus cruelles vengeances s’exercer en semant partout des ruines, les hommes qui aiment encore leur patrie se rallient autour du général Rosas, dont le nom est puissant parmi le peuple, dont la volonté n’est jamais méprisée en vain, qui dispose de l’armée, et qui seul peut encore sauver la république ; mais ils repoussent avec indignation la responsabilité de ces horribles forfaits, dont on cherche à souiller et le chef de l’état et eux-mêmes.

Depuis plusieurs années, la France n’apprend plus rien de cet homme extraordinaire que par l’organe des proscrits argentins, ses ennemis forcenés. Ils ont caressé l’idée de le mettre au ban de l’humanité et d’appeler, s’il se pouvait, contre lui l’Europe entière. Ils font une peinture hideuse de ses mœurs et de ses plaisirs. Allons au fond des choses : cet homme dont la volonté mène toute la république, qui dispose de ses destinées, qui ne recule devant aucun détail d’administration, qui porte son œil scrutateur dans toutes les branches du gouvernement, après de longues journées d’un pénible travail, souvent même au milieu des nuits données aux affaires de l’état, n’oublie pas assez, dans ses délassemens, son origine un peu sauvage. Il aime encore les jeux dont il s’amusait lorsqu’il était au milieu des gauchos, les faisant monter à cheval sur le dos les uns des autres, jouant avec eux au cheval fondu, et se plaisant à cent autres folies d’écolier. Ces plaisirs, ces grossières bouffonneries, on s’applique à les représenter comme des actes barbares ou féroces ; on lui fait un crime de permettre à sa fille, doña Manuelita, sur laquelle semblent se concentrer toutes ses affections, de venir quelquefois à cheval sur le dos d’un domestique solliciter en se jouant la grace d’un malheureux. Dans le secret de sa maison, quand il est retiré avec les compagnons de ses farces, il se livre à mille folles inspirations qui répugnent à nos idées d’élégance, mais qui charment ces hommes nourris dans les prairies, au milieu des courses de chevaux, et de mœurs toutes différentes de celles de l’Europe.

Cet homme, qui a fondé sa puissance sur l’affection du peuple, ne croit pas se dégrader lorsqu’il se livre aux jeux que le peuple affectionne. Mais dès qu’il se trouve en face d’un étranger de distinction, de quelque personnage dont il désire conquérir l’estime, le grossier gaucho disparaît ; son langage s’épure, sa voix sonore flatte l’oreille, son œil est caressant ; son regard attentif et plein d’intelligence captive tout d’abord. Quoiqu’il ne se soit jamais signalé par aucun fait d’armes remarquable, personne ne lui refuse du courage. La vive douleur qu’il fit éclater à la mort de sa femme, la tendresse extrême qu’il marque à sa fille, semblent indiquer que toute sensibilité n’est point éteinte en son cœur. Cette fille si chérie, il la désigne comme la dépositaire de ses hautes pensées et l’héritière de sa fortune ; et parce qu’il lui réserve de grandes richesses, on l’accuse de vouloir lui élever un trône.

Comment, si Rosas n’était qu’un barbare, expliquer ce dévouement absolu de ses partisans à sa personne, cette confiance illimitée dans sa parole ? Est-il un seul de ses lieutenans qui ait trahi spontanément sa cause ? Echague, dans l’Entre-Rios, faisait tête seul à Rivera, à Ferré et à la division navale de la France ; si le général Lamadrid, dans le Tucuman, quitta son drapeau, c’est que l’armée et le gouvernement de cet état le mirent dans l’obligation ou de n’être rien ou de renier son ami. Qu’on cite le nombre de ses soldats qui désertèrent à l’ennemi !

Enfin, au mois d’avril 1840, son pouvoir dictatorial expirait, notre blocus durait depuis deux ans, la ville et la campagne souffraient beaucoup ; la nation convoquée pour élire un nouveau président, eh bien ! le choix qui l’appela fut unanime. Et ce ne furent pas seulement quelques députés timorés qui lui votèrent encore la dictature, mais le peuple entier, consulté nominativement. Faut-il attribuer à la terreur cette voix irrésistible des masses ? On peut au fond de son cœur détester le principe qui pousse ainsi le peuple ; mais vouloir lui prouver par la violence qu’il se trompe, le civiliser par le sabre, c’est folie aujourd’hui.

§ IX. — NÉGOCIATIONS ET TRAITÉ.

Nous avons successivement exposé la situation des provinces argentines telle que l’ont envisagée nos agens et les unitaires proscrits, et telle qu’elle s’offre à l’observateur impartial ; nous avons dit les illusions et les fautes ; nous avons essayé de peindre fidèlement l’homme avec lequel l’amiral de Mackau devait combattre ou traiter : nous touchons maintenant à la solution.

L’amiral de Mackau se présenta dans la Plata sur la frégate la Gloire. Ce fut à Montevideo qu’il alla mouiller d’abord, le 23 septembre. Montevideo s’élève à l’opposite de Buénos-Ayres, sa rivale par sa position sur la Plata, comme dans ses intérêts les plus chers. Elle aspire hautement à devenir bientôt la tête d’une confédération des provinces situées à l’est du Parana, rejetant sur la rive occidentale de ce fleuve la frontière de la République Argentine. Elle serait ainsi l’entrepôt de tout le commerce de l’Uruguay et d’une grande partie de celui qui remonterait et descendrait le Parana entre Martin-Garcia, le Paraguay, et par-delà les Missions la frontière du Brésil. Sans attacher trop d’importance aux éventualités d’un avenir fort éloigné sans doute, et en tenant compte seulement des faits accomplis sous nos yeux, nous devons dire que Montevideo grandit et s’enrichit de tout ce qui abaisse et appauvrit Buénos-Ayres. Elle a passé par-dessus ses anciennes murailles, et ses maisons couvrent un espace double de celui qu’elles occupaient naguère. Pendant notre blocus, ses richesses et son commerce se sont accrus comme par enchantement ; le revenu de ses douanes avait décuplé.

Tout s’émut à l’arrivée de l’amiral de Mackau ; toutes les passions intéressées au même but s’unirent. Ce fut une conspiration unanime entre les ministres de l’état oriental, nos agens consulaires, les habitans du pays, les proscrits argentins et nos compatriotes, qui, sur la promesse illusoire d’une guerre d’extermination contre Rosas, s’étaient jetés dans des spéculations aventureuses ; il s’agissait d’entraîner l’amiral plénipotentiaire dans la voie où depuis si long-temps on s’était fourvoyé, de l’escamoter, pour ainsi dire, au profit des intérêts de localité, comme on avait fait de l’amiral Leblanc, et plus tard de M. Buchet-Martigny ; il fallait le pousser à mettre hors la loi des nations le tyran Rosas, et engager enfin irrévocablement la France dans une interminable guerre.

L’amiral s’établit dans la ville ; il voulait éclairer sa conscience et ne se décider qu’avec une connaissance parfaite des hommes et des choses. Sa porte fut ouverte à tout le monde ; il écouta toutes les plaintes, toutes les douleurs. Son ame s’émut sans doute aux pleurs des familles proscrites de Buénos-Ayres ; quel cœur ne compatirait aux angoisses de tant de malheureux chassés de leur patrie, dont ils étaient naguère les premiers et les plus opulens citoyens, et qui, leurrés chaque jour de la promesse d’y rentrer triomphans, voient chaque jour cet espoir leur échapper ? Tous ces hommes n’avaient qu’un même langage ; il suffisait d’une parole de l’amiral, d’un soldat français jeté sur le littoral de Buénos-Ayres, pour renverser le tyran. On ne parlait de Rosas qu’en accolant à son nom des épithètes atroces. On semait sur son compte des anecdotes qui faisaient frémir. Ce n’étaient qu’assassinats, cruautés inouïes ; on citait de prétendues lettres de Buénos-Ayres pleines de récits horribles sur ce qui s’y passait. On y a organisé le meurtre, disait-on ; ni le sexe, ni l’âge ne sont épargnés ; c’est parmi les Français surtout que le poignard des scélérats va choisir ses victimes. Traiter avec le monstre serait pour la France un déshonneur contre lequel tous les Français doivent protester.

Cependant, au milieu de ce déchaînement d’opinions exclusives, les hommes le mieux placés pour connaître le pays et juger des évènemens, souriaient à tous ces efforts combinés pour éblouir l’amiral. « On se trompe étrangement, disaient-ils, sur le prétendu état de faiblesse de Rosas ; le système suivi jusqu’à présent repose sur une donnée chimérique. Comment donc les hommes d’état de la France peuvent-ils prendre de pareils rêves pour base de leurs résolutions ? » L’homme le plus intéressé au résultat, le général Rivera, s’abstint aussi de mêler sa voix à ce concert d’exécrations contre Rosas, soit que sa conscience, troublée par le souvenir de sa duplicité, ne lui permît pas d’espérer qu’il pût nous jouer encore, soit qu’il eût compris que cette fois la France avait envoyé un plénipotentiaire supérieur à toutes les trames dont on cherchait à l’envelopper. Il resta dans son camp de Paysandou. Aux instances qu’on lui fit pour qu’il accourût essayer son influence sur l’amiral de Mackau, il répondit : « Non ; le plénipotentiaire arrive avec des instructions de son cabinet, il les suivra ; on l’a bien instruit des vrais intérêts de la France, il les soutiendra. L’illusion est passée. »

Vraiment, les affaires de la Plata présentaient un étrange spectacle. L’un criait : Vive Rosas ! meurent les sauvages unitaires ! l’autre : Vive Lavalle ! meure l’infâme Rosas ! Et nous, nous envoyés pour cimenter de notre sang la cause de l’humanité et de l’intérêt national, nous allions adopter pour ralliement un de ces cris barbares, et inscrire une de ces féroces devises sur le noble drapeau de notre patrie, car de notre France et de sa cause sainte, il n’était plus question : on était pour Lavalle ou pour Rosas, on n’était plus Français !

L’amiral plénipotentiaire retourna sur ses vaisseaux, et là, se retrouvant sur le sol de la France, il s’inspira des vrais intérêts de son pays. Quel était l’état réel des choses ? Nos compatriotes à Buénos-Ayres étaient-ils maltraités ? Il ne fut pas peu surpris d’apprendre d’eux-mêmes que, malgré les commotions sociales de la république, jamais ils n’avaient joui d’une plus entière sécurité. Ainsi, tous ces meurtres, tous ces attentats exercés sur la population française, et dont on racontait des détails affreux, n’étaient que des contes inventés à plaisir !

Où donc était Lavalle ? Il avait disparu de la plaine de Buénos-Ayres, et nul ne pouvait dire où il s’était réfugié. D’ailleurs on sait assez ce que nous avions à espérer d’un pareil auxiliaire : Lavalle tremblait devant Rosas. Quant au président Rivera, il ne nous était aussi que trop connu. Il y avait assez long-temps qu’on se jouait de nous. Désormais c’était en nous-mêmes qu’il fallait chercher nos ressources : la France ne devait plus agir que par elle seule et pour elle-même. Fallait-il faire la guerre ? Avec quoi ? L’amiral n’avait que cinq cents hommes d’infanterie. Rosas, d’ailleurs, protestait de son désir sincère de traiter, affirmant que le caractère des hommes qu’on lui avait envoyés jusqu’alors avait seul entretenu la discorde.

L’amiral penchait pour la guerre ; deux sentimens l’y poussaient : le premier reposait sur les sympathies que lui inspiraient les proscrits argentins ; le second, sur le désir d’attacher son nom à quelque grand exploit de la marine, et il ne manquait pas autour de lui de gens animés du même esprit. Mais il représentait avant tout la France. Qu’avait la France à gagner par la guerre ? Sur un petit mamelon à portée du canon de la ville, vers le nord, est situé l’ancien couvent de la Recoleta, aujourd’hui abandonné ; nous pouvions le prendre, presque sans coup férir : il n’était pas plus difficile de nous établir au sud d’une manière analogue. Fallait-il le faire, et de là bombarder Buénos-Ayres sans défense, sans murailles et délaissée par Rosas ? Prendre la forteresse qui domine la rade n’était pour nous sans doute que l’affaire d’un coup de main ; mais qu’en eussions-nous fait ? Les malheureuses expéditions des Anglais nous ont assez révélé l’impuissance de cette position contre la ville ; il aurait donc fallu la démanteler. Bloquer la ville par des batteries élevées sur son contour, comme autant de forts détachés, dont les feux croisés eussent balayé tous les passages, n’était pas une chose praticable, car la ville ne s’arrête pas là où finissent ses maisons ; elle se prolonge au loin dans la plaine par ses jardins, par ses habitations de plaisance, par ses vergers entourés de murs et de haies. Rosas restait maître absolu de la campagne. Lavalle n’était rien ou avait déserté notre cause. Devions-nous improviser dans la ville un gouvernement qui signât avec nous un simulacre de traité que Rosas eût biffé ?

Ainsi, en adoptant la guerre, l’amiral se trouvait dans l’alternative de jouer un rôle ridicule avec les faibles moyens dont il disposait, ou de forcer son pays à lui envoyer dix mille hommes et 20 millions pour n’obtenir rien de plus que par la voie de la paix ; car Rosas proposait la paix, et tout prouvait qu’il parlait sincèrement et qu’il était las du blocus ; quoique trop faibles pour la conquête, nous étions assez forts pour lui créer de graves embarras.

Le gouvernement de Montevideo prétendit au droit de se faire représenter dans la discussion du traité. Le plénipotentiaire repoussa net cette prétention. La France, il est vrai, s’était laissé escamoter de l’argent par Rivera dans un pacte passé sous des noms supposés, mais jamais elle n’avait engagé sa liberté d’action. Rivera ne réclama point contre cette décision. L’amiral parut devant Buénos-Ayres le 13 octobre. M. Page, son aide-de-camp, alla en parlementaire proposer d’ouvrir des conférences de paix ; mais nous exigions qu’elles eussent lieu à bord de nos navires, au milieu de nos marins, sous le pavillon de la France. Une foule immense attendait le parlementaire au rivage. C’était un jour de fête, l’anniversaire de la chute de Balcarce ; toute la ville était pavoisée de drapeaux blancs et rouges. Le peuple suivit l’aide-de-camp en silence ; mais tous les trente pas un homme, vêtu d’un puncho rouge, coiffé d’un bonnet phrygien de couleur écarlate, criait : Viva el gobernador Rosas ! mueran los infames unitarios ! et le peuple en chœur répétait viva ! et muera ! Tout le monde portait les couleurs favorites de Rosas : gilets rouges, cravates rouges, ceintures rouges, larges rubans rouges à la boutonnière ; les fleurs ponceau éclataient dans la coiffure des femmes et dans les nœuds de leurs robes.

Les conférences furent acceptées avec une joie véritable. « Enfin, disait-on, la France nous envoie un mandataire qui ne nous insulte pas. » Elles s’ouvrirent le 15 octobre, à bord de la canonnière française la Boulonnaise, qui alla s’établir en parlementaire près de la ville. D’un côté figurait, pour la France, le vice-amiral baron de Mackau ; de l’autre, pour la République Argentine, le ministre des relations extérieures, don Felipe Arana. Le premier, d’un extérieur plein de noblesse et de dignité, d’une politesse exquise, calme et fier quand il parlait au nom de la France ; l’autre, fin et rusé, souple et caressant de manières, à la voix doucereuse, au regard oblique et perçant ; en un mot, c’était la plus haute civilisation de l’Europe aux prises avec l’habileté un peu sauvage de l’Amérique espagnole. On put voir là combien cette noblesse des formes, qui s’acquiert au sein des villes d’Europe, est supérieure à la ruse et à la souplesse insinuante de ces peuples nés d’hier. Jamais M. Arana, dont l’esprit est si délié et si pénétrant, ne s’était trouvé face à face avec un homme comme l’amiral de Mackau, toujours maître de lui-même, ne risquant jamais une parole, un geste qui ne fût commandé par l’esprit de sa haute mission. L’homme d’élite de la France domina son rival, qui, lui aussi cependant, était la plus haute expression de la civilisation de son pays.

Chacun des plénipotentiaires présenta ses conditions. Il faut l’avouer : à la lecture du projet de M. Arana, l’amiral eût pu croire fondées les accusations qui représentaient le général Rosas comme un fourbe avec lequel tout arrangement était impossible ; on ne nous offrait que les propositions faites au contre-amiral Dupotet, et si cruellement stigmatisées. Toutefois l’habile plénipotentiaire ayant démêlé que le gouvernement de Buénos-Ayres se faisait un point d’honneur national d’établir son droit de discussion, que nos agens jusqu’ici lui avaient en quelque sorte refusé, ne crut pas devoir rompre la conférence ; il déclara seulement que toute discussion était impossible, si préalablement « le principe des indemnités dues aux citoyens français n’était solennellement consacré. Quant au chiffre, depuis long-temps on l’avait abandonné ; M. Martigny lui-même avait adopté l’arbitrage. Cette première base obtenue, nous concédâmes l’évacuation simple de l’île de Martin-Garcia. Il nous importait qu’elle fût prompte, car, si nous avions donné le temps à Rosas et à Rivera de faire leurs préparatifs de guerre, ces deux rivaux auraient pu se disputer cet îlot sous nos yeux : nous laissâmes aux Argentins deux petits navires capturés, afin de ne pas les dépouiller de tout moyen de transport pour leurs troupes. L’amnistie des proscrits était difficile à obtenir, c’est le peuple lui-même qui les a chassés ; l’amiral stipula pourtant que la patrie se rouvrirait pour la plupart d’entre eux : ils nous devront de pouvoir rentrer dans leur pays, d’où un arrêt de mort les expulsait depuis dix ans. Nous mîmes de même sous la reconnaissance de la France la liberté donnée en 1828 à l’état oriental de se constituer en état libre et indépendant, dans la forme qu’il jugera le plus convenable à ses intérêts, à ses nécessités, à ses ressources. L’amiral obtint enfin le point principal de la négociation, le point qu’avait depuis long-temps abandonné M. Martigny comme impossible à conquérir, et dont M. Thiers lui-même avait hésité à faire une condition absolument indispensable, le traitement de la nation la plus favorisée pour nos nationaux. La clause du dernier article n’est point une exclusion, mais une garantie contre tout ce qui pourrait compromettre nos compatriotes dans les affaires du pays, puisque, dans le cas où la ligue amphictyonique long-temps rêvée entre les républiques espagnoles s’établirait, les Français, comme tous les autres Européens et les Américains du Nord, seraient tenus en dehors de l’exercice des facultés électorales, de la nomination aux emplois publics, ainsi que de tout service dans les milices.

Au milieu des conférences, un évènement déplorable vint effrayer les esprits et préoccuper vivement les plénipotentiaires, ainsi que tous les officiers de l’escadre, qui ne purent d’abord en prévoir les conséquences. Un citoyen de Buénos-Ayres, vieillard septuagénaire, vénérable et vénéré de tout le monde, l’ami particulier de M. Arana et l’allié de sa famille, don Juan Pedro Varangot, fut arraché de sa maison pendant la nuit par trois hommes masqués et armés, traîné dans la rue et égorgé. Le lendemain, on trouva son cadavre jeté à la voirie, la tête séparée du tronc. La nouvelle de cet attentat souleva partout un cri d’horreur. À Montevideo, les proscrits argentins publièrent que ce malheureux était Français, et que les assassins étaient des membres de la Mas-horca envoyés par le général Rosas. La veuve de la victime écrivit à l’amiral, qui se hâta de lui offrir toutes les consolations qu’un noble cœur peut trouver pour une si grande infortune, et qui mit à sa disposition et nos vaisseaux où elle trouverait un asile digne d’elle, et son crédit pour percer les ténèbres de cette odieuse affaire et en punir les auteurs.

L’amiral ne put apprendre sans une pénible surprise qu’un soupçon de complicité planait sur le général Rosas. Son ame se révolta à l’idée de continuer les négociations entamées avec les représentans du gouvernement argentin, avant qu’il se fût pleinement justifié d’une telle accusation, et qu’on lui eût assuré justice pleine et entière, si le malheureux était Français. Le ministre Arana, attéré lui-même de l’énormité du crime, fournit tout d’abord la preuve authentique que don Juan Varangot n’était pas Français ; c’était un extrait des registres de la paroisse, constatant que don Juan Pedro Varangot était né à Saint-Sébastien dans le Guipuscoa, qu’il était venu dans la Plata comme patron de barque avant la déclaration de l’indépendance, et qu’en 1811 il s’était fait naturaliser Argentin, afin de se marier avec une femme blanche du pays. Mais cette déclaration ne suffisait pas à l’amiral : allait-il apposer sa signature à côté de celle d’un chef d’assassins ? Il fallait une explication sur cette redoutable Société populaire, sur ces outre-potenciers, comme on dit à Montevideo. Ici, nous le sentons, toutes nos paroles sont brûlantes ; mais, puisque les aides-de-camp du gouverneur Rosas et les Argentins à la suite du ministre Arana, pressés par les aides-de-camp de l’amiral de Mackau, ont éclaté comme les échos de leur maître injustement accusé, le public français est intéressé à savoir ce qui a percé dans l’escadre de ces révélations qui ont rassuré nos officiers sur le traité qu’on signait. C’est au milieu des troubles civils que s’est formée la Société populaire ; elle s’organisa dans les rangs du peuple et soutint Rosas absent ; elle s’inspira d’une haine instinctive contre les unitaires[7], et se proposa toujours comme but avoué le maintien du général à la tête des affaires. « La guerre que les unitaires font au général Rosas, disaient à nos officiers les partisans du gouverneur, est odieuse, car ils ne reculent devant aucune calomnie, devant aucun moyen infâme, pour le perdre ; ils soulèveraient, s’ils le pouvaient, l’univers entier contre lui, et lui feraient refuser jusqu’à la qualité d’homme. Eh bien ! à son tour le général prononce au nom du peuple anathème sur les unitaires : entre ces hommes et la masse de la nation argentine, l’antipathie est profonde ; qu’ils soient rejetés à jamais du sol de ta patrie ! S’ils osaient y rentrer, la terre les dévorerait. Le peuple, dans ses vengeances, ne procède pas toujours par la voie de l’équité ; cette Société populaire, recrutée dans les rangs infimes de la population, se souille quelquefois d’actes criminels. La partie éclairée de la nation en gémit : aucun homme, parmi ceux qui appartiennent aux classes élevées ou respectables, ne fait partie de cette association, tous n’en parlent qu’avec un certain effroi ; mais il y aurait danger de mort à exprimer trop hautement sa réprobation, car cette société est puissante dans le peuple, qui partage sa haine patriotique contre les unitaires : malheur à qui oserait provoquer ses chefs, car ils ont de terribles moyens de vengeance !

« Pour ces hommes, une seule autorité reste encore respectable, c’est celle du gouverneur : idole des gens de la campagne, cher au peuple qui l’a vu naître et grandir dans son sein, maître de l’armée qu’il a su habilement s’attacher, on sent qu’en sa main réside le suprême pouvoir, et nul ne s’attaque à cet homme énergique, qui briserait son ennemi. Et c’est le sentiment de cette énergie, de cette force, qui rallie à lui tout ce qu’il y a de citoyens dévoués à leur pays, car lui seul peut encore rétablir l’ordre ; il n’y a d’espoir qu’en lui. Il réprouve la cruauté de ces démagogues forcenés qui déshonorent la cause du peuple ; mais, en ce moment où il n’a pas assez de toutes ses forces pour lutter contre la France et la coalition que les unitaires ont soulevée contre lui, il est souvent obligé de fermer les yeux : cette Société populaire est une bête féroce qu’il caresse parce qu’il ne peut encore l’étouffer.

« On vous a trompés, ajoutaient-ils, quand on vous a fait associer les armes de la France à la cause des exilés argentins ; ces hommes ne sont pas seulement proscrits par l’autorité, ils sont les réprouvés de la nation. — Eh bien ! qu’eussiez-vous obtenu par la guerre ? Buénos-Ayres était à vous, nous vous l’abandonnions, car la valeur française nous est connue ; nous savions que nous étions impuissans contre vos moyens d’attaque, le général avait déjà quitté la ville ; à moins de délire, vous ne vous seriez pas aventurés dans nos plaines. Quant à Lavalle, nous rougirions de mettre son nom à côté de celui de la France (et un geste de mépris accompagnait ces mots). La paix est, en cette occasion, un acte d’humanité aussi bien que de politique ; le général Rosas en a besoin pour mettre un frein aux fureurs populaires ; désormais le commerce emploiera ces hommes qui ne songent aujourd’hui qu’à troubler le repos public. Pour donner un démenti formel aux calomnies dont on essaie de le flétrir, le général Rosas, quand il aura rétabli l’action des lois, se constituera lui-même l’ambassadeur de son propre gouvernement, et ira en France signer avec votre roi un traité d’amitié, de commerce et de navigation entre votre pays et le nôtre. »

Que répondre à ce langage, à ces désaveux formels de toute solidarité avec la société si cruellement stigmatisée sous le nom d’Outre-Potence ? Il ne restait plus qu’à déplorer les maux que les révolutions et la guerre civile ont appelés sur ce malheureux pays. C’est au gouvernement de faire connaître les paroles de M. Arana, les promesses par lesquelles notre plénipotentiaire, pleinement rassuré, n’hésita plus à signer la convention de paix. Pendant tout le cours des négociations, rien n’avait transpiré : l’amiral et sa suite répugnaient à cette politique des rues si long-temps suivie, et dont nous avons décrit les déplorables résultats. À la nouvelle du traité, il y eut à Montevideo un déchaînement des plus ignobles passions ; les agens consulaires, dont cet acte condamnait toute la conduite, les accapareurs, les gens qui pendant le blocus s’étaient enrichis des dépouilles de Buénos-Ayres, tous les intérêts sordides s’unirent pour protester contre le traité, avant même d’en connaître la teneur ; les proscrits argentins poussèrent des cris de délire[8]. Tous ces sentimens mauvais se résumèrent dans une protestation à la chambre des députés, pièce étrange dont nous rougissons pour nos compatriotes, à cause du motif qui l’a dictée. Le gouvernement de Montevideo envoya officiellement des commissaires à l’amiral pour désavouer toute participation de sa part à cet acte inqualifiable, que les Français de Buéno-Ayres désapprouvèrent aussi en votant au plénipotentiaire une adresse de remerciemens.

Nous ne peindrons pas la joie et les acclamations par lesquelles l’amiral fut accueilli à Buénos-Ayres. Il y resta dix-sept jours, rassurant les esprits, consolidant son œuvre, protégeant tous les intérêts et toutes les infortunes. Sa parole était toute-puissante auprès du général Rosas, et il lui apprit à se montrer clément envers ses ennemis ; à sa demande, près de sept cents détenus politiques furent mis en liberté. À l’heure où nous écrivons, Buénos-Ayres n’est plus cette morne cité que trois ans d’un régime de sombre terreur avaient désolée. La vie lui est revenue avec le commerce ; les fêtes si long-temps suspendues ont recommencé ; elle a retrouvé ses chants de joie ; on n’y entend plus parler de ces attentats dont l’épouvante est arrivée jusqu’en Europe. Buénos-Ayres reste ce qu’elle était, la capitale des provinces de la confédération argentine. L’homme qui préside à ses destinées peut aujourd’hui disposer de ses forces pour calmer les agitations intestines : il était puissant au moment de la déclaration du blocus, il est puissant encore au milieu de son peuple ; trois années de guerre ne l’ont point ébranlé.

Le tableau que nous venons de tracer des affaires de Buénos-Ayres, provoque sans doute de pénibles réflexions. C’est un spectacle douloureux de voir un gouvernement comme celui de la France, trompé par ses propres agens, se lancer, sur de faux renseignemens, dans une guerre de trois années à deux mille lieues de distance, et, désertant ses principes conservateurs, aller, sur la foi d’un simple consul, allumer la guerre civile, la soudoyer de son or, lui donner ses armes, la couvrir de son drapeau, sans être certain d’avance des sympathies nationales ; puis, comme pour s’étourdir sur la responsabilité du sang versé au milieu d’assassinats politiques, de vengeances de partis, dont il est peut-être la première cause, accréditer contre son ennemi des fables atroces, afin de rendre l’opinion publique elle-même complice de ses erreurs. Si c’était un fait isolé, inoui, sans probabilité de retour, nous n’insisterions pas ; le mieux serait de couvrir d’un voile les fautes commises. Mais il n’y a pas de raison pour que, d’un bout du monde à l’autre, nous ne voyions se reproduire à chaque instant de semblables querelles, aussi légèrement engagées et plus légèrement conduites encore ; car, nous n’hésitons pas à le déclarer, la cause du mal réside dans la composition même du corps consulaire et dans ses attributions. S’il est une prière que nous croyons devoir adresser à notre gouvernement, c’est de se montrer sévère dans le choix des hommes qu’il envoie comme ses représentans à l’étranger : il faut que nos agens consulaires soient vraiment des hommes de consistance et d’autorité, pour maintenir la dignité de notre pays parmi l’espèce d’hommes qui émigrent pour aller chercher fortune sur des terres lointaines. Qu’on rappelle à nos consuls qu’ils sont avant tout des agens commerciaux. C’est une chose désolante de voir le nom de la France exposé toujours à couvrir des passions personnelles ou de folles rêveries. En cherchant à présenter notre démêlé avec la République Argentine sous son point de vue réel, nous ne nous sommes pas dissimulé combien il était difficile de faire revenir l’opinion publique d’une erreur adoptée depuis trois ans, et si fatale dans ses résultats. Nous craignons bien que cette leçon de l’expérience ne soit perdue pour l’avenir ; cependant nous avons cru qu’il était de notre devoir d’en consigner ici le souvenir.


Un Officier de la flotte.
  1. Dans son édition suivante du 15 février 1841, la Revue, propose de lire plutôt : « Il (Bacle) exprima hautement sur l’administration de ce dernier pays des opinions qui parurent au général Rosas une critique amère de son gouvernement. »
  2. Dans son édition suivante du 15 février 1841, la Revue fait une remarque concernant les trois paragraphes précédents.
  3. Nous appellerons indifféremment République Orientale, république d’Uruguay, province cis-platine, Bande Orientale, l’état dont Montevideo est la capitale.
  4. Don Froute, abréviation de don Fructuoso.
  5. Les pasos sont des points de rétrécissement dans le lit profond du fleuve. Les habitans choisissent ces endroits pour le traverser, soit à la nage en jetant un bras sur le dos de leurs chevaux, soit, dans des barques recouvertes en peaux et qu’ils nomment pelotas (ballons).
  6. Ce sont les unitaires seuls qui accusent Rosas d’avoir fait égorger son ami ; Rosas et tous ses partisans rejettent ce crime sur les unitaires, dont Quiroga était l’ennemi mortel ; la famille de Quiroga partage l’opinion du général Rosas.
  7. Le parti des unitaires n’existe plus, mais le nom est resté à tous les ennemis de Rosas.
  8. Quelques journaux se sont constitués les échos de la presse que les proscrits argentins dirigent à Montevideo : ils donnent cours aux bruits les plus absurdes sur les derniers évènemens de la Plata. Qu’on le sache bien : les exilés argentins à Montevideo sont, à l’égard de Buénos-Ayres, exactement ce qu’étaient à Coblentz ou ailleurs les émigrés français à l’égard de la France républicaine et de la France impériale. Ils s’efforcent de représenter comme une monstruosité sociale l’état actuel du pays qui les repousse de son sein. Ils exploitent avec un art infini l’ignorance où nous sommes généralement en France de ces contrées lointaines, pour accréditer parmi nous des fables atroces et ridicules. Lettres forgées, faits supposés, fausses pièces officielles, tout est mis en usage pour soulever notre indignation contre la majorité populaire qui leur ferme les portes de leur pays. Telle est l’exaltation des esprits, que nous avons entre les mains une collection d’actes prétendus officiels, et que le gouvernement a déclarés mensongers. Malheureusement il se trouve à Paris même des hommes intéressés à propager ces erreurs, car nos sympathies pour les proscrits de Buénos-Ayres ne se sont pas bornées à de simples vœux. Nous avons jeté l’argent à pleines mains : le chiffre seul des dépenses secrètes de notre agent s’élève à 2,700,000 fr. ; et si l’on savait quels hommes cet or a pensionnés ! La folie de ce gaspillage a mérité dans le pays à l’argent de la France le nom d’argent niais. Si nous ajoutons à cette somme les armes, les munitions, les vivres, gratuitement donnés à la prétendue armée libératrice, et les frais de nos expéditions dans la Plata, nous serons forcés d’avouer que nous avons dépensé follement près de 14 millions à soutenir une rêverie. L’amiral de Mackau a rendu un grand service à la France en mettant fin à une duperie si long-temps prolongée. Les proscrits argentins, les contrebandiers, les loups-cerviers qui achetaient nos prises au quart de leur valeur, les fournisseurs qui réalisaient de gros bénéfices, effrayés de voir tout à coup se tarir pour eux les sources de notre budget, se sont ligués contre l’amiral de Mackau ; il ne faut pas s’en étonner : sur le point de quitter Cherbourg, l’amiral Baudin avait prédit à son gouvernement cette opposition des intérêts privés. C’est toujours sur l’ignorance publique qu’ils spéculent. Leur plan de campagne convenu est de représenter le traité comme nul, parce que quelques provinces du nord (le Tucuman, toujours si jaloux de son indépendance absolue, Santiago et Salta, où son influence domine ; enfin l’insignifiant état de la Rioja, qui n’a que 14,000 habitans), avec lesquelles nous n’avons ni ne pouvons avoir aucuns rapports directs, protestent contre Rosas. Faut-il répéter que jamais la confédération n’a réellement embrassé les treize provinces argentines ? Autant vaudrait dire que les traités faits par la France pendant le soulèvement de la Vendée sont frappés de nullité. Nous espérons que la chambre des députés ne croira pas que, déserté par les cinq ou six mille marins que nous avions dans la Plata, l’honneur national se soit vu réduit à chercher un refuge chez la classe d’hommes qui prétendent représenter le nom français à Montevideo.