Le Songe (Lucien)

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Traduction par Eugène Talbot.
Œuvres complètes de Lucien de SamosateHachetteTome 1 (p. 1-7).


I

LE SONGE.

[1] J’avais cessé depuis peu d’aller aux écoles, et j’étais déjà grand garçon, lorsque mon père tint conseil avec ses amis sur ce qu’il ferait de moi. Le plus grand nombre fut d’avis que la profession des lettres demandait beaucoup de travail et de temps, des frais considérables, une fortune brillante : or, nos ressources étaient fort minces, et nous allions avoir besoin, avant peu, d’un secours étranger. Si, au contraire, j’apprenais quelque métier, je pourrais tout d’abord me procurer le nécessaire, et ne plus vivre à la charge de la famille, à l’âge que j’avais. Bientôt même je serais agréable à mon père, en apportant quelque argent à la maison.

[2] Le point d’une seconde délibération fut de savoir quel est le métier le meilleur, le plus facile à apprendre, le plus digne d’un homme libre, celui enfin dont les instruments sont le plus à portée et qui suffit le plus vite aux besoins. Chacun se mit à louer tel ou tel art, suivant son humeur ou ses connaissances ; mais mon père jetant les yeux sur mon oncle maternel, qui assistait au conseil, et qui passait pour un statuaire habile et un excellent ouvrier en marbre : « Il n’est pas convenable, dit-il, qu’un autre ait la préférence quand vous êtes là : prenez-moi ce garçon, ajouta-t-il en me désignant, emmenez-le et faites-en un bon tailleur de pierre, un bon ajusteur, un bon sculpteur ; il le peut, et il a pour cet art, vous le savez, d’heureuses dispositions naturelles. » Mon père jugeait ainsi d’après de petites figures que je faisais avec de la cire. En effet, quand je revenais de l’école, je prenais de la cire, et j’en façonnais des bœufs, des chevaux, et, par Jupiter ! même des hommes, le tout fort gentiment, au goût de mon père. Ce talent m’avait jadis attiré quelques soufflets de mes maîtres ; mais aujourd’hui il devenait un sujet d’éloges et le signe d’une heureuse aptitude ; et de là naissaient les plus belles espérances, que j’allais apprendre mon métier au plus vite avec une si belle disposition à la statuaire !

[3] Bientôt arriva le jour de commencer l’apprentissage, et je fus confié à mon oncle, enchanté, ma foi, de mettre la main à l’œuvre : en effet, je ne voyais là qu’un divertissement agréable, un moyen de me distinguer parmi ceux de mon âge, quand on me verrait sculpter des dieux, et faire de jolies statuettes, soit pour moi, soit pour qui je voudrais. Mais il m’arriva ce qui arrive toujours aux débutants ; mon oncle me mit un ciseau entre les mains, et m’ordonna de tailler légèrement une tablette de marbre placée devant moi, en me rappelant le proverbe : « Œuvre commencée est à moitié faite[1]. » L’inexpérience me fit porter un coup trop fort, et la tablette se brisa : mon oncle, tout en colère, saisissant une courroie, qui se trouvait à sa portée, me donna une leçon si rude, un avertissement si violent, que je fus initié au métier par des pleurs.

[4] Je m’enfuis à la maison, en sanglotant et les yeux pleins de larmes : je raconte l’histoire de la courroie, je montre les meurtrissures, je me plains de la brutalité de mon oncle, ajoutant que c’est la jalousie qui l’a fait agir de la sorte, qu’il a craint de me voir un jour plus habile que lui. Ma mère se fâcha, maudit mille fois son frère, puis, quand vint le soir, j’allai me coucher, les joues encore humides, et je songeai toute la nuit.

[5] Jusqu’ici tout ce que j’ai dit n’a été que plaisanterie et enfantillage ; mais voici, chers auditeurs, que vous allez entendre des paroles sérieuses et qui veulent des oreilles attentives. En effet, pour parler comme Homère[2], un divin songe vint me visiter à travers les douces ombres de la nuit, vision si nette qu’elle différait peu de la vérité. Après tant d’années, la forme des objets qui m’apparaissaient alors est toute présente à mes yeux, et je crois entendre la voix qui frappa mes oreilles, tant chaque image était distincte.

[6] Deux femmes[3] me prenant par les mains m’entraînaient, chacune de son côté, avec beaucoup d’énergie et de violence ; peu s’en fallut même qu’elles ne me missent en pièces en se disputant : car tantôt l’une était la plus forte et me saisissait presque tout entier, tantôt je passais au pouvoir de l’autre. Toutes les deux cependant criaient, celle-ci qu’on m’accaparait quand déjà j’étais à elle, celle-là qu’on s’emparait à tort d’un bien qui lui appartenait. L’une d’ailleurs avait l’air d’un artisan, les traits virils, les cheveux en désordre, les mains calleuses, la robe relevée et couverte de poussière, telle que mon oncle, lorsqu’il taillait les pierres ; l’autre avait une physionomie agréable, un maintien noble, une parure élégante. Enfin elles me laissent à décider à laquelle je voulais appartenir.

[7] La première, celle qui avait les traits durs et virils : « Mon enfant, me dit-elle, je suis la Sculpture, que tu as commencé à apprendre hier : je suis de ta famille et de ta parenté, car ton aïeul (et elle cita le nom du père de ma mère) était sculpteur ainsi que tes deux oncles, et ils ont acquis par moi quelque célébrité. Si tu veux renoncer aux sornettes et au radotage de cette femme (elle me désignait l’autre), pour me suivre, et demeurer avec moi ; d’abord, je te nourrirai solidement, et tu auras les épaules vigoureuses, puis tu seras à l’abri de l’envie ; jamais tu ne voyageras dans les contrées lointaines, abandonnant ta patrie et tes amis, et ce n’est pas pour de vains discours que tu seras comblé d’éloges.

[8] « Ne dédaigne pas la négligence de mon extérieur, ni la malpropreté de mes vêtements : c’est de cette poussière que l’illustre Phidias a fait sortir son Jupiter, et Polyclète sa Junon ; c’est ainsi que Myron et Praxitèle ont mérité l’admiration et les louanges ; on les adore aujourd’hui avec les dieux qu’ils ont créés. Si tu deviens semblable à l’un d’eux, comment ne serais-tu pas célèbre parmi tous les hommes ? Bien plus : on portera envie à ton père et tu seras l’honneur de ta patrie ! » Tels étaient, avec bien d’autres encore, les discours de la Sculpture, discours pleins de fautes et de barbarismes, quoique arrangés avec art dans l’intention de me persuader : mais je ne me les rappelle plus : car beaucoup de choses me sont sorties de la mémoire ! Lors donc qu’elle eut cessé de parler, l’autre commença à peu près en ces mots :

[9] « Moi, mon fils, je suis la Science, qui te suis déjà familière et connue, bien que tu ne m’aies pas encore éprouvée tout entière. Les avantages dont tu jouiras, si tu te fais sculpteur, cette femme te les a énumérés ; mais tu ne seras qu’un manœuvre, te fatiguant le corps, d’où dépendra toute l’espérance de ta vie, voué à l’obscurité, ne recevant qu’un salaire vil et modique, l’esprit flétri, isolé de tous, incapable de défendre tes amis, d’imposer à tes ennemis, ou de faire envie à tes concitoyens, mais n’étant absolument qu’un ouvrier, un homme perdu dans la foule, à genoux devant les grands, humble serviteur de ceux qui ont de l’éloquence, vivant comme un lièvre, et destiné à être la proie du plus fort. Quand tu serais un Phidias, un Polyclète, quand tu ferais mille chefs-d’œuvre, c’est ton art que chacun louera ; et parmi ceux qui les verront, il n’y en a pas un seul, s’il a le sens commun, qui désire te ressembler, car, quelque habile que tu sois, tu passeras toujours pour un artisan, un vil ouvrier, un homme qui vit du travail de ses mains.

[10] « Si, au contraire, tu veux m’écouter, je te ferai connaître les œuvres nombreuses des anciens, leurs actions admirables ; je t’expliquerai leurs écrits et te rendrai habile dans toutes les connaissances. Ton âme, la plus noble partie de toi-même, je l’ornerai des vertus les plus belles, sagesse, justice, piété, douceur, bienveillance, intelligence, patience, amour du beau, goût des études sérieuses ; car telle est réellement la parure incorruptible de l’âme. Tu n’ignoreras rien de ce qui se fit autrefois, rien de ce qu’il faut faire à présent ; que dis-je ? je te révélerai l’avenir ; en un mot, je te ferai connaître, avant peu, tout ce qui existe, choses divines et humaines.

[11] « Celui qui maintenant est pauvre, fils d’un homme inconnu, qui délibère encore s’il embrassera un état ignoble, sera bientôt pour tous un objet d’envie et de jalousie, comblé d’honneurs et de louanges, illustre parmi les plus glorieux, remarquable entre ceux qui se distinguent par leur naissance ou leur richesse, revêtu d’habits comme celui-ci (elle me montra le sien, qui était magnifique), digne enfin du premier rang et de la première place. Si tu voyages, tu ne seras nulle part étranger ni inconnu : je te marquerai d’un signe tellement éclatant, que chacun, en te voyant poussera son voisin, et dira en te montrant du doigt : « C’est lui[4] ! »

[12] « Si quelque grand intérêt préoccupe tes amis ou la ville entière, tous les regards se tourneront vers toi. S’il arrive que tu prennes la parole, chacun t’écoutera, suspendu à tes lèvres, ravi d’admiration, t’estimant heureux d’avoir un si beau talent, et ton père un si glorieux fils. Et ce qu’on dit de certains hommes, qu’ils sont devenus immortels, je l’accomplirai pour toi lors même que tu seras sorti de la vie, tu ne cesseras jamais d’être avec les savants et de converser avec les beaux esprits. Vois Démosthène, de quel père il était fils[5], et comme je l’ai rendu fameux ! Vois Eschine, dont la mère était joueuse de tambour ; grâce à moi cependant il s’est vu caressé par Philippe. Et Socrate, élevé d’abord au sein même de la Sculpture[6], à peine a-t-il compris qu’il y a quelque chose de meilleur, il la quitte pour se jeter dans mes bras, et tu entends comme il est célébré par tout le monde.

[13] « Laisse là tous ces grands hommes, et leurs actions brillantes, et leurs sages écrits ; renonce à tout, dehors imposants, honneur, gloire, louanges, suprématie, pouvoir, dignités, renom d’éloquence, estime de ton génie : revêts-toi d’une tunique sale, prends un accoutrement d’esclave ; et puis, un levier, un ciseau, un burin, un marteau à la main, penché sur ton ouvrage, rampant, courbé vers le sol, demeures-y attaché, sans jamais relever la tête, sans penser à rien de mâle et de libre : tu ne songeras qu’à bien façonner, à bien polir tes ouvrages, mais nullement à te polir, à te façonner toi-même, et tu te mettras au-dessous des pierres. »

[14] Elle parlait encore ; et moi, sans attendre la fin de son discours, je me levai et je fis mon choix ; je laissai la laide ouvrière, et passai du côté de la Science, le cœur plein de joie, d’autant plus volontiers, que j’avais toujours dans l’esprit la courroie et la grêle de coups par lesquels j’avais débuté la veille. La Sculpture délaissée commença par se fâcher, frappa des mains et griffa des dents ; mais enfin, comme on le raconte de Niobé, elle devint immobile et fut changée en pierre. Cette métamorphose vous paraît incroyable : croyez-y pourtant, les songes ne sont que des merveilles.

[15] La Science, me regardant alors : « je vais te récompenser me dit-elle, du jugement équitable que ton impartialité vient de prononcer. Avance, monte sur ce char (elle me fit voir un char traîné par des chevaux ailés, semblables à Pégase), et tu verras tout ce que tu aurais ignoré, si tu avais dédaigné de me suivre. » Je m’élevai donc sur le char, et j’aperçus, de l’orient à l’occident, les villes, les nations, les peuples, sur lesquels, nouveau Triptolème[7], je répandais comme une semaille. Je ne me souviens pas bien de ce que c’était, mais je sais que les hommes, levant les yeux au ciel, me comblaient de louanges et me bénissaient partout où je dirigeais mon vol.

[16] Après que la Science m’eut fait voir tout cela et m’eut exposé moi-même à tous ces éloges, elle me ramena dans mon pays, non plus couvert de l’habit que j’avais en partant, mais revêtu, à ce qu’il me semblait, d’une robe magnifique. Bientôt, rencontrant mon père, qui était debout et m’attendait, elle lui montra cette robe, et ma personne, et la splendeur de mon retour, et elle le fit souvenir de la décision qu’il avait été sur le point de prendre à mon égard. Tel est le souvenir de la vision que j’ai eue au sortir de mon enfance, et l’esprit encore troublé par la crainte des coups.

[17] Mais, pendant que je vous parle : « Voilà un songe bien long, dira quelqu’un, et qui sent le plaidoyer. — Sans doute, dira quelque autre, C’est un songe d’hiver, alors que les nuits sont très longues ; ou bien encore c’est l’œuvre de trois nuits, comme Hercule[8]. Pourquoi vient-il nous débiter ces fadaises, nous rappeler une nuit de son enfance, nous entretenir d’un rêve déjà vieux et suranné ? Son récit est froid et puéril. Nous prend-il donc pour des interprètes de songes ? » Non, mon ami ; mais Xénophon[9] n’a-t-il pas aussi raconté le songe dans lequel il lui semblait voir la maison de son père, avec d’autres circonstances ? Or, vous le, savez, sa vision n’était pas du charlatanisme, ni sa narration une bagatelle : il était en guerre, sa situation était critique, les ennemis l’entouraient de toutes parts, et pourtant son récit produisit le plus heureux effet.

[18] De même je ne vous ai raconté mon songe que pour diriger les jeunes gens vers le bien et l’amour de la Science ; et surtout, s’il en est à qui la pauvreté inspire de mauvais sentiments, et qu’elle entraîne vers le mal en corrompant leur bon naturel, ceux-là, j’en suis sûr, se sentiront encouragés par mon récit, en considérant de quel point de départ je me suis élancé vers une carrière glorieuse, épris de la Science, sans craindre la pauvreté, qui me pressait alors, et quel enfin je suis revenu vers vous avec autant de gloire, pour ne rien dire davantage, qu’aucun sculpteur[10].

  1. Le proverbe grec est littéralement : « Le commencement est la moitié du tout. » On attribue cet hémistiche à Hésiode. Horace a dit de même : « Dimidium facti, qui cœpit, habet, » Ep. I, ii, v. 40. Cf. Ovide, Ars amator., I, v. 610.
  2. Iliad., II, v. 56, 57.
  3. Comparez l’apoloque de Prodicius dans Xenophon, Memor., liv. II, chap i ; Saint basile, Disc. aux jeunes gens, chap iv ; Cicéron, De offic., I, xxxii. Le même sujet a inspiré au peintre flamand, Gérard de Lairesse, un tableau apprécié par M. Guizot dans ses Études sur les beaux-arts.
  4. Cf. Horace, Odes, liv. IV, od. iii, à la fin ; Perse, Sat., I, v. 28.
  5. le père de Démosthène était fabricant ou fournisseur d’épées.
  6. Sophronisque, père de Socrate, était sculpteur ; sa mère Phénarète était sage-femme.
  7. Inventeur et propagateur de l’agriculture.
  8. Voy. l’Amphitryon de Plaute et celui de Molière, et plus loin le dixième Dialogue des dieux.
  9. Xénophon, Anabase, liv. III, i, 11.
  10. Ce passage indique que cette pièce oratoire, précieuse pour la biographie de Lucien, fut prononcée par lui à Samosate, lorsqu’il y revint de ses voyages en Grèce, en Italie et en Gaule.