Les Héroïdes/Épître III

La bibliothèque libre.
Traduction par auteurs multiples.
Texte établi par Désiré NisardFirmin-Didot (p. 23-26).

BRISÉIS À ACHILLE

La lettre que tu lis vient de Briséis que l’on t’enleva. Une main barbare put à peine en bien former les caractères grecs. Les taches que tu y verras, ce sont mes larmes qui les ont faites, mais les larmes ont tout le poids de la parole. S’il est permis à une esclave, à une épouse de se plaindre un peu de toi, je dois m’en plaindre un peu, mon maître et mon époux. Que j’aie été livrée sur-le-champ au roi qui me réclamait, ce n’est pas ta faute, bien que tu ne sois pas innocent de la promptitude avec laquelle je fus remise entre les mains d’Eurybate et de Talthybius, aussitôt qu’ils m’eurent demandée. Jetant les yeux l’un sur l’autre, ils se demandaient silencieusement où était notre amour.

On pouvait différer. Ce délai eût été pour moi une faveur dans mon chagrin. Je partis, hélas, sans te donner aucun baiser, mais je versai des larmes sans fin, et je m’arrachai les cheveux. Infortunée ! Il me sembla qu’on me faisait pour la seconde fois prisonnière[1]. Souvent je voulus, trompant la vigilance de mes gardiens, revenir sur mes pas, mais l’ennemi était là, prêt à saisir une femme timide. Je craignais, si je me fusse avancée, d’être prise pendant la nuit, et conduite, comme esclave, à quelque bru de Priam. Mais j’ai été livrée. Il fallait sans doute que je le fusse. Malgré tant de nuits passées loin de moi, tu ne me réclames pas. Tu attends, et ta colère est lente à éclater. Le fils de Ménoete lui-même, témoin de mon départ, me dit tout bas : "Pourquoi pleurer ? tu seras bientôt de retour."

C’est peu de ne m’avoir pas réclamée. Tu t’opposes à ce qu’on me rende, Achille. Va, maintenant porte le nom d’amant passionné. Les fils de Télamon et d’Amyntor sont venus te trouver. L’un t’est attaché par les liens du sang[2], l’autre est ton compagnon. À eux s’était joint le fils de Laërte. Ils devaient accompagner mon retour. De douces prières ont relevé le prix de magnifiques présents : vingt bassins d’airain d’un travail achevé, et sept trépieds où l’art le dispute à la matière. On y ajouta dix talents d’or, douze chevaux accoutumés à vaincre, et, ce qui était superflu, de jeunes Lesbiennes d’une grande beauté, dont la captivité avait suivi la ruine de leur patrie. Avec tous ces présents, on t’offrit pour épouse - mais qu’as-tu besoin d’épouse ? — une des trois filles d’Agamemnon. Si tu avais voulu me racheter des fils d’Atrée à prix d’argent, ce que tu aurais dû donner, tu refuses de le recevoir ? Par quelle faute, Achille, ai-je mérité ton mépris ? Où a fui si tôt loin de moi ton volage amour ? Une fortune contraire poursuit-elle sans relâche les malheureux ? Un vent plus favorable ne soufflera-t-il pas pour moi ?

J’ai vu s’écrouler sous tes armes les remparts de Lyrnesse, et cependant j’étais une grande partie de ma patrie. J’ai vu tomber trois guerriers, dont la naissance, dont la mort fut semblable. Leur mère était aussi la mienne. J’ai vu mon vaillant époux couvrir de son corps la terre ensanglantée, et rejeter des flots de sang de sa poitrine. Cependant à tant de pertes tu fus ma seule compensation. Tu étais mon maître, mon époux, mon frère. Jurant par la divinité de ta mère qui se plaît sur les ondes, tu me disais que ma captivité serait mon bonheur. Je devais sans doute te voir me repousser, malgré la dot que j’apporte, et me fuir ainsi que les richesses qu’on te présente.

On dit même que demain, lorsque brillera l’aurore, tu dois livrer tes voiles au souffle des vents. Dès que cette funeste nouvelle eut frappé mes oreilles effrayées, mon sang se glaça dans mon sein, et le sentiment m’échappa. Tu partiras, mais à qui donc, cruel, laisseras-tu le soin de ta malheureuse amante ? Qui consolera Briséis abandonnée ? Oui, que la terre s’entrouvre soudain et me dévore, que la foudre, tombant sur moi, me consume de ses feux resplendissants[3], avant que, sans moi, les mers blanchissent sous les rames de Phtie, avant que je voie tes vaisseaux partir et m’abandonner. Si tu veux retourner déjà vers le foyer paternel, je ne suis pas un pesant fardeau pour ta flotte. Je serai l’esclave qui suit un vainqueur, et non l’épouse qui suit un époux. Mes mains sauront filer la laine. Choisie parmi les plus belles femmes achéennes, ton épouse entrera dans ta couche nuptiale, et puisse-t-elle y entrer ! La bru est digne du beau-père, du petit-fils de Jupiter et d’Egine, digne de la parenté du vieux Nérée. Moi, servante humble et soumise, je m’acquitterai de la tâche qui me sera imposée. L’épais fuseau s’amincira quand ma main tiendra la traîne. Je demande seulement que ton épouse ne me persécute pas. Je crains, je ne sais pourquoi, qu’elle ne me soit point favorable. Ne souffre pas qu’on me rase la tête en ta présence[4], et ne dis pas d’un ton léger : "Elle aussi fut à moi." Ou plutôt souffre-le, pourvu que tu ne m’abandonnes pas avec dédain. Hélas ! Malheureuse, cette crainte agite tous mes membres.

Qu’attends - tu pourtant ? Agamemnon se repent de son emportement, et la Grèce affligée est à tes genoux. Partout vainqueur, sache aussi vaincre ta colère et ton ressentiment. Pourquoi l’infatigable Hector démembre-t-il la puissance des Grecs ? Prends tes armes, fils d’Éaque, mais auparavant que je retourne auprès de toi. Conduit par le dieu Mars, poursuis des guerriers déjà en désordre. Allumé pour moi, que pour moi ton courroux s’apaise ! Que je sois et la cause et le terme de ces ressentiments ! Ne crois pas qu’il soit humiliant pour toi de céder à mes instances. Le fils d’Oenéus a pris les armes à la prière d’une épouse. Je l’ai ouï dire et tu le sais aussi. Privée de deux frères, une mère maudit l’avenir et les jours de son fils. La guerre était déclarée. Ce fils, dans sa colère, dépose les armes et se retire. Il refuse obstinément à sa patrie le secours de son bras. Son épouse seule put le fléchir. Elle fut plus heureuse, elle ! Mais moi, mes paroles sont sans pouvoir, et tombent inutiles. Je ne m’en indigne pas toutefois. Je ne suis pas regardée comme ton épouse, et c’est comme esclave que j’ai été le plus souvent appelée à partager la couche de mon maître. Une femme captive, il m’en souvient, me donnait le titre de maîtresse : "A la servitude, lui dis-je, tu ajoutes le poids d’un nom." Et pourtant, par les ossements d’un époux que recouvre mal un sépulcre élevé à la hâte, par ces ossements toujours vénérables à mes yeux, par les âmes courageuses de mes trois frères, que j’adore comme des dieux et qui ont péri pour leur patrie et péri avec elle, par ta tête et par la mienne, que l’amour rapprocha, par ton épée, arme connue des miens, aucun Mycénien, je le jure, ne partagea ma couche. Si je te trompe je consens à ce que tu m’abandonnes. Si maintenant je te disais : "Jure aussi, vaillant guerrier, que tu n’as goûté sans moi aucun plaisir", tu ne pourrais l’affirmer. Mais les Grecs pensent que tu pleures mon absence. On charme tes oreilles par les sons de la lyre. Une douce amie te réchauffe sur son sein, et si quelqu’un cherche à savoir pourquoi tu refuses de combattre, "c’est que la guerre est l’ennemie de la cithare, que la nuit et l’amour ont mille charmes, qu’il est plus sûr de rester étendu sur un lit, de tenir dans ses bras une jeune fille, de faire résonner sous ses doigts une lyre de Thrace, que de soutenir sur son bras le bouclier et la lance au fer acéré, et sur sa tête un casque pesant." Mais tu préférais le courage et l’honneur à des jours tranquilles et sûrs, et tu te montrais jaloux de la gloire acquise dans les combats. N’était-ce donc que pour me faire ta captive, que tu aimais la guerre homicide ? Et ta gloire est-elle restée ensevelie sous les ruines de ma patrie ? T’en préservent les dieux ! Ah ! Que plutôt ta lance du mont Pélias, brandie par un bras vigoureux, traverse le flanc d’Hector.

Grecs, envoyez-moi vers lui. Députée par vous, je prierai mon maître, je mêlerai à mes discours des baisers sans nombre, je ferai plus que Phénix, plus que l’éloquent Ulysse, plus aussi, croyez-moi, que le frère de Teucer. Des bras entourant un cou habitué à leurs étreintes ne sont pas sans pouvoir, non plus que le sein que j’offrirai alors à ses yeux charmés. Quoique barbare et plus cruel que les ondes de ta mère, tu seras, sans que je parle, attendri par mes larmes.

Maintenant encore, et puisse à ce prix Pélée, ton père, compléter le nombre de ses années, et Pyrrhus débuter sous tes auspices dans la carrière des armes ! vois Briséis éplorée, valeureux Achille, et ne laisse pas une infortunée se consumer dans une attente éternelle ou si ton amour a fait place au dédain, celle que tu contrains à vivre sans toi, contrains-la à mourir. Poursuis, et tu l’y contraindras. Mes grâces, les couleurs de mon visage ont disparu. Cependant l’unique espoir de te posséder soutient ce qui me reste de vie. S’il me faut y renoncer, j’irai rejoindre mes frères et mon époux, et il ne sera pas glorieux pour toi d’avoir voulu la mort d’une femme. Mais pourquoi la vouloir ? Plonge dans mon sein ton épée nue. J’ai du sang qui jaillira quand tu perceras ma poitrine. Ouvre-la avec ce glaive qui, si une déesse l’eût permis[5], devait traverser le tueur d’Atride. Mais plutôt, conserve ma vie, qui est un de tes bienfaits. Ce que, vainqueur, tu accordas à une ennemie, c’est une amie qui le demande. Pergame, ouvrage de Neptune, offre à ton courroux des victimes plus dignes de le satisfaire. La défaite d’un ennemi apaisera mieux ta soif de carnage. Mais soit que tu te disposes à livrer ta flotte aux efforts de la rame, soit que tu restes, rappelle-moi, comme un maître son esclave.


  1. Briséis avait été prise une première fois, après la siège de Lyrnesse.
  2. Télamon, frère de Pélée, était père d’Achille. C’est principalement sur cette parenté qu’Ajax se fonda pour réclamer les armes d’Achille. ( Metam. XIII, 21.)
  3. Didon s’écrie avec plus d’éloquence, dans l’Enéide : Sed mihi vel tellus optem prius ima dehiscat, Vel pater omnipotens adigat me fulmine ad umbras, Pallentes umbras Erebi, noctemque prufundam. (Aen., IV, 24.)
  4. On rasait les cheveux aux esclaves.
  5. Ce passage fait allusion à Junon, qui envoya Minerve pour arrêter le bras d’Achille, prêt à frapper Agamemnon.