Les Héroïdes/Épître X

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Traduction par auteurs multiples.
Texte établi par Désiré NisardFirmin-Didot (p. 49-52).

ARIADNE À THÉSÉE

J’ai trouvé la race entière des animaux plus douce que toi, et je n’avais à redouter d’aucun être plus de maux que tu m’en causes. Ce que tu lis, je te l’envoie, Thésée, du rivage d’où les voiles emportèrent sans moi ton vaisseau, du lieu où je fus indignement trahie, et par mon sommeil, et par toi qui en profitas, dans ton odieuse perfidie.

C’était le moment où la terre est couverte de la transparente rosée du matin, où les oiseaux gazouillent sous le feuillage qui les couvre. Dans cet instant d’un réveil incertain, toute languissante de sommeil, j’étendais, pour toucher Thésée, des mains encore appesanties ; personne à côté de moi ; je les étends de nouveau, je cherche encore ; j’agite mes bras à travers ma couche ; personne. La crainte m’arrache au sommeil ; je me lève épouvantée, et me précipite hors de ce lit solitaire. Ma poitrine résonne aussitôt sous mes mains qui la frappent, et ma chevelure, que la nuit a mise en désordre, est bientôt arrachée. La lune m’éclairait ; je regarde si je puis apercevoir autre chose que le rivage ; à mes yeux ne s’offre rien, que le rivage. Je cours de ce côté, d’un autre, partout, d’un pas incertain. Un sable profond retient mes pieds de jeune fille. Cependant, tout le long du rivage, ma voix crie : "Thésée ! " Les autres creux répétaient ton nom. Les lieux où j’errais t’appelaient autant de fois que moi-même, et semblaient vouloir secourir une infortunée.

Il est une montagne au sommet de laquelle apparaissent des arbustes en petit nombre. De là pend un rocher miné par les eaux qui grondent à ses pieds. J’y monte (le courage me donnait des forces), et je mesure ainsi la vaste étendue des mers que je domine[1]. De ce point, car les vents cruels me servirent alors, je vis tes voiles enflées par l’impétueux Notus. Soit que je les visse en effet, soit que je crusse les voir, je devins plus froide que la glace, et la vie fut près de m’échapper. Mais la douleur ne me laisse pas longtemps immobile, elle m’excite bientôt, elle m’excite, et j’appelle Thésée de toute la force de ma voix. Où fuis-tu ? m’écrié-je ; reviens, barbare Thésée, tourne de ce côté ton vaisseau ; il n’emporte pas tous ceux qui le doivent monter."[2] Telles furent mes prières ; les sanglots suppléaient à ce qui manquait à ma voix. Des coups accompagnaient les paroles que je prononçais.

Comme tu ne m’entendais pas, j’étendis vers toi, pour que tu pusses au moins m’apercevoir, mes bras qui te faisaient des signaux. J’attachai à une longue verge un voile blanc, pour rappeler mon souvenir à ceux qui m’oubliaient. Déjà l’espace te dérobait à ma vue. Alors enfin je pleurai, car la douleur avait arrêté jusque-là le cours de mes larmes. Que pouvaient faire de mieux mes yeux, que de me pleurer moi-même, puisqu’ils avaient cessé de voir ton navire ? Ou j’errai seule et les cheveux en désordre, semblable à une bacchante agitée par le dieu qu’adore le peuple d’Ogygès[3], ou, les regards attachés sur la mer, je m’assis sur un rocher, aussi froide, aussi insensible que la pierre même qui me servait de siège. Je foule souvent la couche qui nous avait reçus tous deux, et ne devait plus nous voir réunis. Je touche, autant que je le puis, tes traces au lieu de toi, et la place qu’ont échauffée tes membres. Je m’y jette, et inondant ce lit des larmes que je répands, "Nous t’avons foulé deux, m’écrié-je ; deux reçois-nous encore. Nous sommes venus ici ensemble ; pourquoi ne pas nous en aller ensemble ? Lit perfide, où est la meilleure partie de moi même ? "

Que faire ? Où porter seule mes pas ? L’île est sans culture. Je n’aperçois ni les travaux des hommes ni ceux des bœufs. La mer baigne dans toutes leurs parties les côtes de cette terre. Aucun vaisseau, aucun n’est là prêt à s’ouvrir des routes incertaines. Suppose que des compagnons, des Vents favorables et un navire me soient accordés, où fuir ? La terre paternelle me refuse tout accès. Quand ma proue heureuse sillonnerait des mers tranquilles, quand Éole rendrait les vents propices, je serais une exilée. Crète, aux cent villes superbes, pays connu de Jupiter au berceau, je ne te verrai plus, car j’ai trahi mon père, j’ai trahi le royaume soumis à son sceptre équitable, j’ai manqué à ces deux noms si chers, le jour où, pour te soustraire à la mort qui eût suivi ta victoire dans l’enceinte aux mille détours, je te donnai pour guide un fil que devaient suivre tes pas. Tu me disais alors : "J’en jure par ces périls mêmes, tu seras à moi tant que nous vivrons l’un et l’autre." Nous vivons, et je ne suis pas à toi, Thésée, si toutefois tu vis, femme qu’a ensevelie la trahison d’un parjure époux.

Que ne m’as-tu aussi immolée, barbare, de la même massue qui frappa mon frère ? Cette mort eût délié la foi que tu m’avais donnée. Maintenant je me représente non seulement les maux que je dois supporter, mais tous ceux que peut souffrir une femme abandonnée. La mort s’offre à mon esprit sous mille aspects divers. On souffre moins de la recevoir que de l’attendre. Je vois déjà venir à moi, d’un côté ou d’un autre, des loups dont la dent avide déchirera mes entrailles. Peut-être aussi le sol nourrit-il des lions à la fauve crinière. Qui sait si cette île n’est pas infestée de tigres féroces ? On dit aussi que la mer y vomit d’énormes phoques. Qui empêche que des glaives ne me traversent le flanc ? Seulement, puissé-je n’avoir pas, comme une captive, à gémir sous le poids cruel des chaînes ; ne pas voir, comme une esclave, mes mains condamnées à une tâche accablante, moi, dont le père est Minos, et la mère une fille de Phébus, moi, et c’est ce que j’ai oublié le moins, moi qui fus sa fiancée ! Si, je regarde les ondes, la terre et les rivages lointains, la terre et les ondes me font d’égales et d’innombrables menaces. Restait le ciel : je crains des dieux jusqu’à leurs images. Je suis une proie, une pâture livrée sans défense aux bêtes furieuses. Ou si des hommes cultivent et habitent, ce lieu, je me défie d’eux. Mes malheurs m’ont trop appris à craindre les étrangers.

Plût au ciel qu’Androgée vécût, et que tu n’eusses pas expié, terre de Cécrops, un meurtre impie par tes funérailles ! Que ton bras cruel, armé d’une noueuse massue, n’eût pas, ô Thésée, immolé le monstre, homme en partie, en partie taureau ! Que je n’eusse pas, pour diriger ton retour, confié à tes mains un fil qu’elles attiraient vers toi !

Je ne m’étonne pas, au reste, que la victoire te soit restée, et que le monstre ait teint de son sang la terre de Crète. Sa corne ne pouvait percer un cœur de fer. Sans bouclier, ta poitrine suffisait pour ta défense. Tu portais là le caillou, là le diamant, et tu es là Thésée, plus dur que le caillou.

Sommeil cruel, pourquoi m’as-tu retenue dans cet engourdissement ? Je devais cette fois rester ensevelie dans la nuit éternelle ! Vous aussi, vents cruels, trop officieux alors, vous qui l’avez servi aux dépens de mes larmes ; toi, main cruelle, qui as frappé de mort mon frère et moi ; foi accordée à mes prières et qui fut un vain nom ; tout a conspiré contre moi, sommeil, vent, foi jurée ; seule, une jeune fille fut la victime d’une triple trahison.

Prête à mourir, je ne verrai donc pas les larmes d’une mère, et nul doigt ne me fermera les yeux ? Mon âme infortunée s’envolera sous un ciel étranger, et une main amie ne parfumera pas mes membres inanimés. Des oiseaux marins s’abattront sur mes ossements qu’on n’aura pas inhumés. Est-ce donc cette sépulture qu’avaient méritée mes bienfaits ? Tu entreras dans le port de Cécrops. Quand tu seras reçu dans ta patrie, que, de ta demeure élevée, tu verras la foule se presser pour t’entendre, que tu auras pompeusement raconté la mort du monstre moitié taureau moitié homme, comment tu as parcouru les routes sinueuses du palais souterrain, raconte aussi que tu m’as abandonnée sur une plage solitaire : je ne dois pas être oubliée parmi tes titres de gloire.

Tu n’as point pour père Égée[4] ni pour mère Éthra, fille de Pitthée ; les rochers et la mer sont les auteurs de tes jours[5].

Que ne m’as-tu vue du sommet de ta poupe ! Un si triste spectacle eût attendri ton cœur. Maintenant encore, vois-moi, non plus des yeux, mais en idée, si tu le peux ; vois-moi attachée à un rocher où vient se briser la vague inconstante ; vois le désordre de mes cheveux, attestant ma douleur, et ma tunique inondée de larmes comme si la pluie l’eût trempée. Mon corps frissonne comme les épis qu’agite l’aquilon[6], et ma lettre frémit sous ma main tremblante. Je ne te supplie pas au nom d’un bienfait qui m’a si mal réussi ; qu’aucune reconnaissance ne soit due au service que je t’ai rendu, mais aucune peine non plus. Si je n’ai pas été la cause qui t’a sauvé la vie, pourquoi serais-tu celle qui me donne la mort ?

Malheureuse ! Je tends vers toi, dont me sépare la vaste mer, ces mains fatiguées à meurtrir ma lugubre poitrine. Je te montre, tout éplorée, les cheveux qui ont échappé à ma fureur. Je t’en conjure par les larmes que m’arrache ta cruauté, Thésée, tourne vers moi la proue de ton vaisseau ! Reviens, que les vents te ramènent ! Si je succombe avant ton retour, au moins tu enseveliras mes os.


  1. On peut lire celle épisocle dans Catulle, Epithalame de Thétis et Pélée :

    Quem procul ex alga Martis Minois ocellis
    Saxea ut effigies Bacchantis prospicit Evoë…

  2. Catulle a su rendre cette plainte également touchante : Siccine me patriis avectam, perfide, ab oris….
  3. Bacchus était particulièrement honoré à Thèbes, où régna Ogygès, fils de Neptune et d’Alitra.
  4. Ce reproche avait quelque fondement, en ce que Thésée passait pour le fils de Neptune, et les fils de ce dieu sont toujours représentés par les poètes comme des hommes cruels et féroces.
  5. Catulle et Virgile ont employé les mêmes figures qu’Ovide dans ses vers.

    Quaenam te genuit saeva sub rupe leaena ?
    Quod mare conceptum spumantibus exspuit undis ? (Catuli. 154.)
    Nec te Diva parens, generis nec Dardanus auctor.
    Perfide ; sed duris genuit te cautibus horrens
    Caucasus. (Aeneid. IV, 365.)

  6. Ovide s’est encore servi de cette comparaison, et en parlant d’Ariane, dans l’Art d’aimer, I. 555.