Vies des grands capitaines/Thrasybule

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Hachette et Cie (p. 144-154).

THRASYBULE

I. Thrasybule, fils de Lycus, était Athénien. S’il fallait juger du mérite par lui-même, et sans égard à la fortune, je serais tenté de mettre Thrasybule au-dessus de tous les capitaines. Je ne lui préfère assurément personne pour la bonne foi, la constance, la grandeur d’âme, l’amour de la patrie. Plusieurs ont voulu, peu ont pu délivrer leur patrie d’un seul tyran ; il lui fut réservé d’affranchir la sienne des trente tyrans qui l’opprimaient. Mais je ne sais comment, tandis que ses vertus ne le cédaient à l’éclat d’aucune autre, plus d’une réputation a éclipsé la sienne. Il fit d’abord, dans la guerre du Péloponnèse, bien des choses sans Alcibiade ; Alcibiade n’en fit aucune sans lui : mais, par un certain avantage qui lui était naturel, il les tourna toutes à son profit. Du reste, les généraux partagent tous leurs exploits avec les soldats et la fortune, parce que, dans le choc des armées, le conseil est remplacé par les forces et par l’impétuosité des combattants. Le soldat revendique justement du général quelque portion du succès ; la fortune en réclame la plus grande part, et peut se vanter, avec raison, d’avoir plus fait que la prudence du chef. Mais le trait héroïque de Thrasybule n’appartient qu’à lui seul. En effet, les trente tyrans que les Spartiates avaient chargés du gouvernement d’Athènes, ayant opprimé cette ville, banni ou mis à mort une foule de citoyens échappés au hasard des combats, confisqué, pour se les partager entre eux, les biens du plus grand nombre, Thrasybule fut non seulement le premier, mais le seul, qui se déclara ouvertement leur adversaire[1].

II. Quand il se réfugia dans Phylé, château très fortifié en Attique, il n’avait avec lui que trente des siens. Tel fut le principe du salut d’Athènes ; telle fut la force qui rendit la liberté à cette illustre république. Les tyrans méprisèrent d’abord Thrasybule et le petit nombre de ses gens. Ce mépris leur fut fatal, et salutaire à celui qui en était l’objet ; car il retarda la poursuite des uns, et rendit les autres plus forts, en leur donnant le temps de se préparer. Tant doit être gravée dans tous les esprits cette maxime, que, dans la guerre, il ne faut rien négliger ; et tant on a raison de dire, qu’on voit rarement pleurer la mère de l’homme qui sait craindre à propos. Cependant les forces de Thrasybule n’augmentèrent pas autant qu’il le pensait[2] ; car, dès ce temps-là, les gens de bien parlaient plus courageusement pour la liberté qu’ils ne combattaient pour elle. Thrasybule passa de là au Pirée, et fortifia Munychie. Les tyrans en tentèrent deux fois l’attaque, et deux fois, honteusement repoussés, ils se réfugièrent au plus tôt dans la ville, après avoir perdu armes et bagages. Thrasybule fut aussi modéré que courageux ; il défendit de maltraiter ceux qui se rendaient, pensant qu’il était juste que des citoyens épargnent des citoyens. Il n’y eut de blessés que ceux qui voulurent attaquer les premiers. Il ne dépouilla aucun mort ; il ne toucha à rien, si ce n’est aux armes, dont il avait besoin, et aux provisions de bouche. Dans la seconde action, Critias, le chef des tyrans, fut tué, en combattant très vaillamment contre Thrasybule.

III. Critias abattu, Pausanias, roi de Sparte, vint au secours des Athéniens. Il fit la paix entre Thrasybule et ceux qui occupaient la ville, à condition qu’on ne punirait de l’exil que les trente tyrans et les dix citoyens qui, créés ensuite préteurs, avaient usé de la même cruauté, et qu’on rendrait au peuple l’administration de la république[3]. Thrasybule, après la conclusion de la paix, fit encore une belle action. Alors qu’il était tout puissant dans Athènes, il fit porter une loi qui défendait d’accuser ou de punir personne pour les faits passés ; et l’on appela cette loi la loi d’oubli. Non seulement il la publia, mais il la fit exécuter. Quelques-uns de ses compagnons d’exil voulant qu’on massacre ceux avec lesquels on s’était réconcilié, il l’empêcha par autorité publique, et tint la parole qu’il avait donnée.

IV. Pour récompenser de si grands services, le peuple lui décerna une couronne d’honneur, formée de deux petites branches d’olivier. Comme c’était l’amour de ses concitoyens, et non la violence, qui la lui avait fait obtenir, elle n’excita aucune envie, et le couvrit de gloire. C’est donc avec raison que Pittacus, qu’on met au nombre des sept sages[4], dit aux habitants de Mitylène lorsqu’ils lui offraient plusieurs milliers d’arpents de terre : « Ne me donnez point, je vous prie, ce que plusieurs m’envieraient, et qui serait convoité du plus grand nombre. Je n’accepte que cent de ces arpents, qui marqueront et ma modération et votre bienveillance. En effet, un petit présent se conserve ; un présent trop riche ne reste guère. » Thrasybule, content de cette couronne, ne prétendit rien de plus, et pensa qu’aucun citoyen n’avait jamais été plus honoré. Fait préteur dans la suite, et chargé du commandement d’une flotte, il aborda en Cilicie. Comme son camp n’était pas assez diligemment gardé, les barbares firent de nuit une sortie et le tuèrent dans sa tente.


  1. 500 citoyens avaient été bannis ou mis à mort sans procès.
  2. Ses forces s'élevèrent selon Diodore à 1200 hommes; mais Xénophon dit qu'il n'eut d'abord que 700 compagnons, 1000 ensuite.
  3. Après l'expulsion des trente tyrans imposés par Lacédémone, les Athéniens avaient remis le gouvernement à une commission de dix préteurs.
  4. Les sept sages sont : Thalès, Solon, Chilon, Pittacus, Bias, Cléobule, Périandre.