Vies des grands capitaines/Timoléon

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Hachette et Cie (p. 372-386).

TIMOLÉON

I. Timoléon de Corinthe[1] fut sans doute un grand homme, au jugement de tout le monde : car il eut le bonheur, unique peut-être, de délivrer le pays où il était né, opprimé par un tyran ; de bannir de Syracuse, au secours de laquelle il avait été envoyé, une servitude invétérée, et de rétablir dans son ancien état, par son arrivée, toute la Sicile, désolée pendant un grand nombre d’années par la guerre, et opprimée par les barbares[2]. Dans ces expéditions, il éprouva l’une et l’autre fortune ; et, ce qui est réputé bien difficile, il supporta beaucoup plus sagement le bonheur que l’adversité. Son frère Timophane, élu général par les Corinthiens, s’étant emparé de la tyrannie par le moyen des soldats mercenaires, et Timoléon pouvant participer à la royauté, il fut si loin de se rendre complice de ce crime, qu’il préféra la liberté de ses concitoyens au salut de son frère, et aima mieux obéir aux lois de sa patrie que de lui commander. Dans cette disposition, il s’entendit avec un haruspice et un homme, leur commun allié, qui avait épousé leur soeur : c’était par eux qu’il voulait faire périr le tyran[3]. Pour lui, non seulement il ne porta point les mains sur son frère, mais il ne voulut pas même voir son sang : car, pendant que le meurtre s’accomplissait, il se tint éloigné avec une troupe en armes, afin qu’aucun satellite du tyran ne pût courir à son secours. Cette belle action ne fut pas également approuvée de tout le monde. Quelques-uns pensaient qu’il avait attenté à la piété fraternelle, et par envie, ils dépréciaient la gloire de sa vertu. Quant à sa mère, après cette action, elle ne le reçut plus dans sa maison, et jamais elle ne le vit sans le maudire et sans l’appeler fratricide et impie. Il fut si fort touché de ces traitements, qu’il voulut quelquefois mettre fin à sa vie, et se dérober par la mort aux regards d’hommes ingrats.

II. Cependant, Dion ayant été tué à Syracuse, Denys le Jeune s’empara derechef de cette ville. Ses ennemis demandèrent du secours aux Corinthiens, et un général pour mettre à leur tête dans la guerre. Timoléon y fut envoyé, et chassa Denys de toute la Sicile avec un bonheur incroyable. Quoiqu’il pût lui ôter la vie, il ne le voulut pas, et il fit en sorte qu’il se rendît en sûreté à Corinthe, parce que les Corinthiens avaient été souvent aidés des forces de l’un et de l’autre Denys. Timoléon voulait consacrer le souvenir de ces bienfaits ; et il pensait que la victoire la plus illustre était celle où il se trouvait plus de clémence que de cruauté. Il désirait enfin que Corinthe n’entendît pas dire seulement, mais vît même de ses yeux quel homme il avait vaincu, et de quel puissant trône il l’avait fait tomber dans la misère. Après la retraite de Denys, il fit la guerre à Icétas[4], qui avait été contraire à ce prince. Ce qui montra qu’Icétas avait été en désunion avec Denys, non par haine de la tyrannie, mais par ambition, c’est que lui-même, après l’expulsion de Denys, ne voulut pas se démettre du commandement. Icétas de fait, Timoléon mit en fuite, près du fleuve Crimesse[5], une très grande armée de Carthaginois, et les réduisit à se contenter de pouvoir conserver l’Afrique, eux qui déjà depuis un grand nombre d’années étaient en possession de la Sicile. Il fit aussi prisonnier Mamercus[6], général italien, homme belliqueux et puissant, qui était venu en Sicile aider les tyrans.

III. Après avoir terminé ces entreprises, Timoléon voyant que non seulement les campagnes, mais encore les villes de Sicile avaient été désertées à cause de la longueur de la guerre, rechercha et réunit d’abord tous les Siciliens qu’il put trouver ; ensuite il fit venir des colons de Corinthe, parce que Syracuse[7] avait d’abord été fondée par les habitants de cette ville. Il restitua aux anciens citoyens les biens qui leur appartenaient. Il partagea aux nouveaux les possessions que la guerre avait rendues vacantes. Il releva les murs renversés et les temples détruits, et rendit aux villes leurs lois et leur liberté. Après une très grande guerre, il procura un si grand repos à toute l’île, qu’il semblait le fondateur de ces villes, plutôt que ceux qui les premiers y avaient conduit des colonies. Il rasa la citadelle de Syracuse, que Denys avait élevée pour tenir la ville en état de siège. Il démolit tous les autres remparts de la tyrannie, et fit en sorte qu’il ne restât que le moins possible de tant de vestiges de la servitude. Assez puissant pour imposer son autorité, assez aimé pour obtenir la royauté sans que personne s’y opposât, Timoléon aima mieux inspirer l’amour que la crainte. Sitôt qu’il le put, il déposa le commandement, et vécut en simple particulier à Syracuse le reste de sa vie. Et en agissant ainsi il fit preuve de sagesse : car, ce que les rois peuvent à peine obtenir de l’autorité, il l’obtint de la bienveillance. Aucun honneur ne lui manqua ; et, dans la suite, on ne prit aucune décision publique à Syracuse avant d’avoir connu son sentiment. Jamais on ne préféra, jamais même on ne compara l’avis de personne au sien ; et ce n’était pas plus l’effet de l’affection que de la prudence.

IV. Étant déjà fort âgé, Timoléon perdit la vue, sans avoir essuyé aucune maladie. II supporta ce malheur avec tant de résignation, que personne ne l’entendit jamais se plaindre, et qu’il n’assista pas moins aux affaires particulières et publiques. Il venait au théâtre, quand le conseil du peuple s’y tenait, porté, à cause de son infirmité, dans un char attelé de deux chevaux ; et de ce char, il disait ce qu’il pensait sur l’objet en délibération. Personne n’attribuait cette manière d’agir à l’orgueil ; car il ne sortit jamais de sa bouche rien d’arrogant ni de vain. Lorsqu’il entendait publier ses louanges, il ne disait jamais autre chose, sinon «qu’il rendait de très grandes actions de grâces aux dieux, et qu’il leur était très obligé de ce qu’ayant résolu de régénérer la Sicile, ils avaient voulu qu’il fût de préférence le chef de cette entreprise. » Car il pensait qu’aucune des choses humaines ne se fait sans la puissance et la volonté des dieux. Aussi avait-il bâti dans sa maison une chapelle à la Toute-Puissance et l’honorait-il très religieusement.

V. Aux excellentes qualités de Timoléon se joignirent des circonstances merveilleuses ; car il donna ses plus grandes batailles le jour de sa naissance, d’où il arriva que toute la Sicile fit de ce jour un jour de fête. Comme un certain Lamestius, homme insolent et ingrat, voulait le contraindre à comparaître en justice, disant qu’il était en procès avec lui, et que plusieurs citoyens étaient accourus pour réprimer par la force l’impudence de cet homme, Timoléon les pria tous de ne pas le faire ; disant « qu’il avait accepté les plus grands travaux et les plus grands périls, pour que cette conduite fût permise à Lamestius et à tous les autres citoyens ; qu’en effet, le signe visible de la liberté consiste en ce que chacun ait le pouvoir de faire valoir ses prétentions selon les lois. » Un autre citoyen, nommé Déménète, homme pareil à Lamestius, s’étant mis à rabaisser les exploits de Timoléon et à proférer quelques invectives contre lui, Timoléon dit « qu’en ce moment enfin ses voeux étaient exaucés ; qu’effectivement il avait toujours demandé aux dieux de rendre aux Syracusains une liberté telle, qu’il fût licite à chacun de parler impunément de qui il voudrait. » Après sa mort, il fut enseveli par les Syracusains aux frais du trésor public, et avec le concours de toute la Sicile, dans le gymnase qui porte son nom.

  1. Timoléon était fils de Timodème, descendant d'une des plus nobles familles de Corinthe.
  2. Les Carthaginois.
  3. Plutarque et Diodore de Sicile disent que ce fut Timoléon lui-même qui frappa son frère.
  4. Icétas, ami de Dion, était gouverneur de Léontium. Timoléon le prit, ainsi que son fils, et les fit mettre à mort.
  5. On connaît cette petite rivière de Sicile sous plusieurs variantes : Crimise, Crimisos, Crimissos, Crinise, etc.
  6. Tyran de Ctane, Mamercus s'était allié aux Carthaginois. Fait prisonnier et conduit à Syracuse, il fut mis à mort.
  7. Syracuse avait été fondée par le Corinthien Archias, descendant d'Héraclès.